La Toussaint rouge

1er novembre 1954 : la Toussaint rouge

Journaux toussaint rouge

Dans la nuit du 31 octobre 1954, une série d'attentats éclatent en Algérie. La surprise est totale. La France semblait ici chez elle et pour toujours. Avec des moyens dérisoires et quelques centaines d'hommes, le FLN a déclaré la guerre*.

(*Avec la « Proclamation au peuple algérien, aux militants de la cause nationale », le Front de libération nationale tout juste constitué apparaît aux yeux de tous. Sous la forme d’un tract ronéoté clandestinement dans le village d’Ighil Imoula, en Kabylie, c’est une déclaration de guerre). 

Daté du 1er novembre 1954, le texte exige « la restauration de l'État algérien, souverain, démocratique et social, dans le cadre des principes de l'islam »)

En une semaine, « la guerre sans nom » commençait.

Des renforts militaires étaient déployés en Algérie et quatre bataillons de parachutistes commençaient à ratisser les Aurès.
Les « évenements » d’Algérie allaient durer 8 ans.

Récit de Bernard Droz pour la revue « L’Histoire »

Alger, dans la nuit du 31 octobre au ler novembre 1954, vers 1 heure du matin. L'explosion de trois bombes, à la Radio, au Gaz d'Algérie et aux pétroles Mory, secoue la ville endormie. Au premier étage du Gouvernement général, dans le bureau du gouverneur Roger Léonard, se tient peu après un véritable conseil de guerre.

Il y a là les principales autorités policières : le préfet Jean Vaujour, directeur de la Sûreté en Algérie, le commissaire Benhamou, responsable des polices d'Alger, les commissaires Forcioli, Carcenac et Costes, des Renseignements généraux, ce dernier, homme de confiance du tout-puissant sénateur Borgeaud. Le gouverneur général convoque aussi le général Cherrière, commandant la 10e région militaire, et le procureur général Susini, avec lequel il s'entretient longuement des suites judiciaires qu'il conviendra de donner à ces attentats.

En fait, les explosions n'ont causé que des dégâts minimes. Certaines bombes, de fabrication artisanale, n'ont même pas explosé. Mais les appels téléphoniques et les rapports qui s'accumulent sur le bureau du gouverneur général font état d'une action coordonnée sur l'ensemble du territoire algérien. Dans le département d'Oran, quelques attaques de fermes, quelques récoltes brûlées, quelques poteaux télégraphiques abattus. Peu de chose au total. Mais un Européen venu donner l'alerte a été tué devant la gendarmerie de Cassaigne.

Dans la Mitidja, berceau de la colonie française, des attaques à main armée contre les casernes de Boufarik et de Blida ont été facilement repoussées. Le bilan est déjà plus lourd en Kabylie, où l'on compte un mort — un garde-champêtre musulman tué à Dra el-Mizan —, et l'incendie d'importants dépôts de liège et de tabac.

C'est dans le département de Constantine, traditionnellement plus rebelle que les autres à la domination française, et en particulier dans le massif des Aurès, que les rapports des autorités, le préfet Dupuch et le général Spillmann, sont les plus alarmants.

Une attaque contre la gendarmerie de Condé-Smendou, une autre contre la caserne de Biskra ont échoué. Mais il y a deux morts à Batna, deux autres à Khenchela, où les casernes ont essuyé un raid sanglant. Pendant plusieurs heures, la ville d'Arris ne répond plus et semble coupée du monde. Au matin du 1er novembre à 7 h 30, l'autocar de la ligne Biskra-Arris est attaqué dans les gorges de Tighanimine. Le caïd de la commune mixte de M'Chounèche, Hadj Sadok, est abattu, ainsi qu'un jeune instituteur de vingt-trois ans, Guy Monnerot, venu volontairement enseigner en Algérie. Sa femme est grièvement blessée. *

(*On compte au total dix morts . Les deux premières victimes, assassinées la veille de la Toussaint, sont deux Français d'Algérie : un chauffeur de taxi de confession juive, Georges-Samuel Azoulay et Laurent François, libéré depuis 6 mois du service militaire. Les autres victimes sont l'agent forestier François Braun, l'agent de police Haroun Ahmed Ben Amar et quatre appelés : le soldat Pierre Audat et le brigadier-chef Eugène Cochet, tués en pleine nuit dans le poste de Batna, dans le massif des Aurès, ainsi qu'André Marquet et le lieutenant Darneaud. Sont également tués le caïd Ben Hadj Sadok et Guy Monnerot, qui voyageaient ensemble.

Guy et jeanine monnerot

La mort de ce dernier émeut plus particulièrement l'opinion. Ce jeune instituteur est venu de la métropole avec son épouse pour instruire les enfants du bled. Leur autocar est attaqué dans les gorges de Tighanimine. Ils sont extraits du véhicule ainsi que les autres passagers et touchés par une rafale de mitrailleuse destinée au caïd Hadj Sadok.

Guy Monnerot succombe sur le champ mais sa femme Jeanine survivra à ses blessures. Les meurtriers des deux Français auraient enfreint l'ordre de ne tuer que le caïd, membre de l'élite musulmane francophile. Ils auraient été plus tard sanctionnés par leurs chefs.)

Compte tenu de la coordination sur une trentaine de points du territoire algérien d'environ 70 attentats, perpétrés pour la plupart entre minuit et 3 heures du matin, c'est bien d'une insurrection qu'il s'agit. Celle-ci se solde par dix morts, quatre blessés et d'importants dégâts matériels. Son déclenchement coïncide avec la diffusion d'un Manifeste qui, sous forme de tracts ronéotypés abandonnés sur les lieux des attentats ou sur des routes de Kabylie, apprend la naissance d'un Front de libération nationale* déterminé à conquérir l'indépendance de l'Algérie par la lutte armée.

Dans l'opinion, la surprise est totale. La presse métropolitaine, sans ignorer l'événement, ne lui accorde pas une place exceptionnelle. Faute d'information, le commentaire reste circonspect. Sans doute s'agit-il de quelque mouvement consécutif aux troubles qui agitent le Maroc et la Tunisie, ou bien de quelque fièvre tribale dans ce massif des Aurès riche en bandits d'honneur.

La surprise est moindre chez les responsables de l'ordre public en Algérie, qui avaient le vague pressentiment de l'imminence d'une action d'envergure. Le commissaire Grasser, chef des Renseignements généraux dans le Constantinois, avait signalé à ses chefs la présence de bandes armées dans les Aurès et à la frontière tunisienne. Le préfet Jean Vaujour connaît l'existence d'un mystérieux Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action CRUA, fraction plus ou moins scissionniste du MTLD* Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques de Messali Hadj ; il a eu vent des tractations qui se sont nouées entre Le Caire et certains nationalistes algériens. Il a même été tout récemment informé, sans parvenir à en connaître le contenu, d'un prétendu plan de mobilisation des Aurès contre les Français.

Le général Cherrière, de son côté, a demandé des renforts à Jacques Chevallier, le maire d'Alger, qui est aussi secrétaire d'État à la Guerre dans le gouvernement présidé par Pierre Mendès France.

De l'aveu même du préfet Vaujour, ces craintes n'avaient rencontré à Paris qu'une oreille sceptique. Il est vrai que ses informations restaient vagues, contredites aussi par des rapports rassurants émanant des autorités militaires des Aurès qui se disaient sûres de leur zone. De sorte que rien d'alarmant n'avait été signalé au ministre de l'Intérieur François Mitterrand, venu en Algérie du 16 au 22 octobre à la suite du tremblement de terre qui avait ravagé la région d'Orléansville.

Face à la turbulence des protectorats tunisien et marocain, l'Algérie donne en effet, en 1954, l'apparence d'une région calme. L'insurrection de mai 1945 est certes dans toutes les mémoires, mais l'ampleur même de la répression semble avoir assuré pour longtemps la paix française. La fidélité des notables, le zèle policier, un truquage ingénieux des consultations électorales ont marginalisé le nationalisme algérien et conforté cette certitude que la France est ici chez elle et pour toujours.

Certaines réalités auraient dû pourtant troubler la quiétude des autorités.

Réalités démographiques d'abord, qui font apparaître depuis 1930 la hausse vertigineuse de la population musulmane passée de 5,5 millions à 8,4 en 1954, alors que la population européenne, du fait de l'arrêt à peu près total de l'immigration, n'a progressé qu'à un rythme plus lent de 880 000 à 985 000.

Réalités sociales ensuite. Certes, l'imagerie d'Épinal qui oppose la richesse fabuleuse des « colons » à la misère famélique des masses algériennes n'a plus cours que dans une certaine propagande en mal de sensations fortes. On peut estimer à quelque 2 millions les indigènes qui, grâce à la mise en valeur du sol, un emploi stable ou un mandat providentiel venu de métropole, accèdent peu ou prou à une condition que l'on peut qualifier d'européenne. Mais il n'est pas niable que l'essor très réel de l'économie algérienne depuis 1945 a profité essentiellement à la minorité européenne et que la disparité dans la condition globale des deux communautés est devenue flagrante. Rien ne peut masquer la faillite du système français à assurer aux trois quarts de la population musulmane un niveau de vie décent.

Que sait-on en métropole de la misère indicible des masses rurales, condamnées par le manque de terre, la modicité des salaires, la surcharge familiale, au sous-emploi ou à l'exode ? Dans les villes, et même dans les bidonvilles qui ceinturent Alger ou Oran, la pauvreté est quelque peu tempérée par une foule de petits emplois, mais qui ne suffisent pas à enrayer un chômage endémique que l'on a pu évaluer en 1954 à 25 % de la population masculine en âge de travailler.

Les statistiques sont au reste impuissantes à rendre compte de la totalité du paupérisme algérien. Le passage en métropole de nombreux soldats ou ouvriers, le contact avec l'opulence de certains quartiers européens, l'information diffusée par la radio ont engendré un sentiment aigu de frustration.

Car l'Algérie n'est juridiquement ni une colonie ni un protectorat. C'est un groupe de départements français où s'applique, au moins en théorie, la législation métropolitaine.

Élevées dans le respect des principes égalitaires de la démocratie républicaine et nourrissant à leur endroit une admiration sincère, les élites algériennes — instituteurs, membres des professions libérales, commerçants — ont longtemps aspiré à cette assimilation* qui leur conférerait leur dignité de citoyens. Ce loyalisme a été mal payé en retour. Après l'échec du projet Blum-Viollette de 1936, qui visait à accorder les droits électoraux complets à une minorité de musulmans, l'ordonnance du 7 mars 1944 a bien conféré la citoyenneté française à la totalité des musulmans.

Mais le nouveau statut de l'Algérie, voté en septembre 1947, s'est empressé d'en réduire la portée en créant deux collèges électoraux : le premier comportant la totalité des électeurs européens et une poignée de musulmans évolués, le second dit des citoyens de statut personnel regroupant la quasi-totalité de l'électorat musulman. Ces deux collèges étaient appelés à élire un nombre égal de députés à l'Assemblée nationale 15-15 et de délégués à l'Assemblée algérienne 60-60. Mais, compte tenu de leur poids respectif, la voix d'un Européen « comptait » en fait dix fois plus que celle d'un musulman.

Injustice choquante que vint encore aggraver le truquage systématique des élections du deuxième collège. Bourrage des urnes et intimidations policières parvenaient ainsi à peupler l'Assemblée nationale et l'Assemblée algérienne de candidats administratifs parfaitement dociles mais dénués de toute représentativité. Ce faisant, l'administration française se déconsidérait aux yeux de l'étranger et désespérait l'élite algérienne.

Action légale ou lutte armée ?

Politique de Gribouille, qui conduira Ferhat Abbas et ses amis de l'UDMA*, animés à l'origine d'un sincère désir de dialogue, à rallier la voie du nationalisme et, à terme, le FLN.

Entre-temps, un authentique nationalisme s'était forgé dans la double mouvance de l'intégrisme religieux et du populisme révolutionnaire. En insufflant aux musulmans, et en particulier à la jeunesse, les valeurs supérieures de l'islam et la profondeur des racines culturelles de leur pays, le mouvement des Oulémas* docteurs de la Loi, animé par le cheikh Ibn Badis, fut, dans les années 1930, le véritable fondateur du nationalisme algérien. Encore fallait-il donner à ce nationalisme naissant un parti structuré.

Ce fut l'oeuvre de Messali Hadj qui, après l'Étoile nord-africaine* et le Parti du peuple algérien* PPA, avait fondé en 1946 le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques MTLD.

Peu cultivé, mais remarquable orateur et organisateur, Messali Hadj inspire à son parti une idéologie rudimentaire réduite à un populisme prophétique étroitement lié à un islamisme volontiers moralisateur. Son but a depuis toujours été l'indépendance totale de l'Algérie ; ses armes, un dosage mouvant de propagande et d'activisme portés par une organisation strictement centralisée et hiérarchisée. En 1954, il est plausible d'évaluer les effectifs du MTLD à 25 000 adhérents, avec une audience non négligeable dans la jeunesse scolaire, le scoutisme algérien et, à un moindre degré, dans les syndicats. Fait nouveau, ce parti traditionnellement populaire et prolétarien a su attirer à lui les membres de la classe moyenne et des intellectuels que rebutaient le légalisme impénitent de l'UDMA et les ambiguïtés tactiques du Parti communiste algérien.

Le MTLD connaît pourtant depuis sa naissance, et indépendamment des coups plus ou moins rudes que lui portent périodiquement les autorités policières, un état de crise endémique dont la compréhension est capitale pour saisir la genèse du FLN.

Une première source de tension avait surgi de l'éternel dilemme des partis nationalistes confrontés à une situation coloniale : action légale ou lutte armée ? En mai 1945, la voie de l'insurrection l'avait emporté, mais l'ampleur de la répression avait convaincu Messali Hadj de son caractère prématuré. D'où la création l'année suivante d'un parti légalement reconnu, le MTLD, superposé du reste aux structures désormais clandestines du PPA. Mais ce revirement n'avait pas fait l'unanimité et les partisans de l'action directe, conduits par le docteur Lamine Debaghine, imposèrent en 1947 la création d'une Organisation spéciale* l'OS chargée de préparer secrètement l'insurrection.

L'instruction des commandos

Le truquage éhonté des élections de 1948, en privant le MTLD d'une victoire prévisible dans le second collège, avait eu pour effet de renforcer cette tendance et de donner la priorité aux activités de l'OS. Sous la direction d'Aït Ahmed, puis à partir de 1949 d'Ahmed Ben Bella, jusqu'alors responsable de l'Oranie, l'OS s'attacha donc à réunir des fonds, à se procurer des armes, à recruter et à instruire de véritables commandos. Mais elle pâtit des temporisations de la direction du MTLD et de sordides règlements de comptes internes, pour être finalement démantelée par la police française au printemps 1950. Ses effectifs ne semblent pas avoir dépassé 1 500 hommes, mais l'OS a durablement marqué une génération de militants et nourri une nostalgie de l'action clandestine qui a pesé lourd dans la naissance du FLN.

Or, l'année même de la dissolution de l'OS, le comité central refuse à Messali Hadj la présidence à vie du parti et son traditionnel droit de veto. De toute évidence quelque chose avait changé, qui ne peut être compris qu'à la lumière des mutations sociologiques enregistrées dans le recrutement du MTLD.

Car si les couches populaires demeuraient sensibles au prestige de Messali Hadj, les bourgeois et intellectuels qui grossissaient les rangs du parti et accédaient au comité central se montraient plus réservés. Ils se prirent à dénoncer le culte de la personnalité entretenu par l'atmosphère d'adulation qui régnait dans son entourage. Reproche largement infondé, qui traduisait en fait l'impatience des opposants, parmi lesquels Hocine Lahouel, Abderrahmane Kiouane et Benyoucef Ben Khedda, à parvenir aux premiers rôles. Pour cela, il convenait d'orienter le MTLD dans un sens moins strictement prolétarien et islamique, et de revenir à une attitude légaliste à l'égard de l'administration française.

L'illustration la plus spectaculaire de cet état d'esprit fut l'entrée en 1953 de 25 élus du MTLD au conseil municipal d'Alger, qui vont collaborer activement à la gestion de la cité au côté du nouveau maire Jacques Chevallier. Cette orientation électoraliste est désavouée par Messali Hadj, mais ce dernier est handicapé par son éloignement, ayant été assigné à résidence à Niort à la suite d'un voyage en Algérie qui, l'année précédente, avait dégénéré à plusieurs reprises de façon très violente. En son absence, ses adversaires désignent un comité central dont ses fidèles lieutenants Mohammed Menchaoui, Abdallah Filali... sont exclus.

Une tentative de reprise en main ayant échoué, le conflit devient ouvert entre messalistes et centralistes partisans du comité central, qui tiennent l'année suivante, en juillet 1954, deux congrès séparés, à Hornu Belgique, les seconds à Alger. Des deux côtés on procède à des exclusions et à des condamnations sans appel. La scission est donc totale.

Pour quelques-uns, conscients de l'impasse dans laquelle s'est enfermé le nationalisme algérien, cette scission est insupportable. Il s'agit d'anciens membres de l'OS qui ont pu échapper à la répression policière de 1950. Excédés par les querelles intestines et les rivalités de personnes, ils vont tenter de refaire l'unité du parti, mais en préférant à une médiation politique trop aléatoire la préparation immédiate d'une insurrection qui obligerait chacun à prendre ses responsabilités.

L'idée revient à Mohammed Boudiaf, un militant doué d'un remarquable sens politique, peu enclin aux tergiversations et aux solutions moyennes. Il rallie aisément des anciens de l'OS avec lesquels il avait gardé des contacts : Mourad Didouche, Larbi Ben M'Hidi, Rabah Bitat, Mustapha Ben Boulaïd, qui est aussi membre du comité central. Ainsi naît, fin mars 1954, le Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action CRUA, qui bénéficie d'emblée du soutien des centralistes. Ces derniers sont trop heureux d'affaiblir ainsi le courant messaliste et de se faire pardonner du même coup auprès des militants leur virage électoraliste.

Contacts au Caire

Pourtant cette alliance est purement tactique. Car si les centralistes ne sont pas par principe hostiles à l'action directe, leur formation d'hommes d'appareil les pousse instinctivement à repousser une insurrection qu'ils jugent prématurée, voire suicidaire. Des contacts sont pris à Berne en juillet et encore au Caire en octobre, sans que soit trouvé un terrain d'entente. Mais les centralistes seront les premiers à rallier le FLN après l'insurrection de novembre.

Entre-temps, les activistes du CRUA s'étaient employés à étoffer leur organisation en battant le rappel dans les diverses régions de l'Algérie. Anciens de l'OS et militants éprouvés du MTLD furent recrutés sur la base d'un système strictement cloisonné qui avait fait ses preuves au temps du PPA. Il semble que la nouvelle de la capitulation de Dien Bien Phu en mai 1954 ait eu quelque effet mobilisateur.

Fin juin se tient à Alger, au Clos-Salembier, un congrès secret de 22 membres, où, avec 17 représentants, le Constantinois se taille la part du lion. C'est la fameuse « réunion des 22 » qui, prenant acte de la scission du MTLD et de l'impuissance du légalisme, décide de passer à la lutte armée pour arracher l'indépendance de l'Algérie.

Une direction de cinq membres est désignée, comprenant Boudiaf, Ben M'Hidi, Rabah Bitat, Mourad Didouche et Ben Boulaïd. Ce dernier est en outre chargé d'entrer en contact avec Belkacem Krim. Fils d'un notable kabyle en rupture avec son milieu, activement recherché par la police française pour une affaire de droit commun remontant à 1947, Belkacem Krim a pris le maquis ; mais il peut apporter à l'insurrection le concours de quelques centaines de militants sur lesquels il exerce un réel ascendant. Invité comme observateur, il rompt alors avec ses sympathies messalistes et se trouve admis au conseil de direction qui compte désormais six membres.

Une négociation parallèle est menée au Caire entre les activistes du CRUA et la délégation extérieure du MTLD. Car la capitale égyptienne est aussi celle du nationalisme arabe. Elle abrite, notamment, les services d'un Comité de libération du Maghreb qui représente le Néo-Destour tunisien, l'Istiqlal marocain, les partis indépendantistes des protectorats voisins, et le MTLD algérien. Mais, à l'heure où la Tunisie et le Maroc étaient en pleine effervescence nationaliste, le MTLD faisait figure de parent pauvre et n'échappait pas aux sarcasmes que lui valaient ses crises à répétition. Il était représenté par Mohammed Khider, ancien député à l'Assemblée nationale, et par son beau-frère Aït Ahmed en disgrâce auprès de Messali Hadj pour ses options « berbéristes ». Il y avait aussi Ahmed Ben Bella, qui s'était évadé en 1952 de la prison de Blida. Tous trois ont appartenu à la direction de l'OS et participé à la fameuse attaque de la poste centrale d'Oran qui, le 5 avril 1949, avait rapporté 3 millions de francs à l'organisation. Comme tels, ils sont sensibles aux suggestions de l'activisme et ne se font pas prier pour entrer dans la direction.

En juillet, les six sont devenus neuf, les neuf « chefs historiques » de l'insurrection algérienne. Mais, dans cette négociation, Ben Bella s'impose rapidement. Lui seul connaît en tant que dernier dirigeant de l'OS la localisation des armes qui ont échappé aux rafles de la police française. Sa gentillesse naturelle, sa force de conviction l'imposent comme interlocuteur privilégié du colonel Nasser, qui promet, de façon toute formelle d'ailleurs, l'appui matériel de l'Égypte. Ce faisant, Ben Bella acquiert un poids personnel indéniable, mais aussi de durables ressentiments auprès de Khider et d'Aït Ahmed, qu'il s'applique secrètement à déconsidérer auprès des services égyptiens, et la méfiance des dirigeants de l'intérieur, soupçonneux à l'égard de toute ingérence étrangère.

Les ultimes réunions se tiennent les 10 et 24 octobre 1954 à Alger. Il y est prononcé la dissolution du CRUA, moribond en fait depuis l'été, et son remplacement par un mouvement politique, le FLN, et son armée, l'ALN*. Le territoire algérien est divisé en six zones et à chaque responsable sont assignés des objectifs précis1. Une proclamation politique est rédigée et la date de l'insurrection fixée, de façon symbolique, au ler novembre.

Dans cette insurrection ainsi engagée, les moyens du Front peuvent apparaître à juste titre comme dérisoires. Le FLN l'aborde sans organisation politique distincte de ses minces structures militaires, sans idéologie précise, sans chefs véritablement connus. Ses forces n'atteignent vraisemblablement pas le millier d'hommes, au reste très inégalement répartis2. La faiblesse de ses moyens financiers rend pour l'instant impossible tout effort d'armement et d'équipement. Si les caches de l'OS recèlent encore quelques armes de guerre, les fusils de chasse dominent largement. Un millier de combattants et de mauvais fusils pour défier tout à la fois la France et les autres partis nationalistes ne relève-t-il pas du pari impossible ?

A la veille de cette « Toussaint rouge », dont ils n'attendent d'ailleurs aucun soulèvement généralisé, un immense sentiment d'impuissance étreint vraisemblablement les responsables. Du moins pressentent-ils la lassitude de l'opinion musulmane envers les partis traditionnels et leurs joutes stériles, l'ampleur des complicités et des ralliements que ne manquera pas de provoquer la brutalité de la répression, les soutiens qu'ils sauront obtenir à l'étranger au moment où Dien Bien Phu et l'effervescence nationaliste des protectorats sonnent le glas du vieil ordre colonial français.

A bien des égards ce calcul va se vérifier. Dans l'ignorance totale de l'identité des organisateurs des attentats de la Toussaint, la réaction des autorités d'Alger est à la fois désordonnée et brutale. Roger Léonard dénonce un complot fomenté au Caire, là où le général Cherrière ne veut voir qu'un soulèvement tribal. A tout hasard et faute de mieux, la police procède sans attendre à la saisie de journaux nationalistes et à l'arrestation de militants du MTLD, qu'ils soient messalistes Moulay Merbah ou centralistes Ben Khedda, Kiouane. Le 5 novembre, le Conseil des ministres prononce la dissolution du MTLD, ce qui va permettre, en Algérie et en métropole, une vague d'arrestations de grande envergure.

Dans ce vaste coup de filet, la police marque quelques points et parvient à démanteler certains réseaux FLN à Oran et surtout à Alger. Mais la plupart des suspects arrêtés 2 000 environ à la fin de l'année sont totalement innocents d'une insurrection dont ils ignoraient tout. L'extrême brutalité avec laquelle ils sont traités aura pour effet de rallier nombre d'entre eux au FLN.

Quant à la réaction gouvernementale, elle est catégorique et empreinte d'une fermeté toute jacobine. S'adressant le 5 novembre à la commission de l'Intérieur, François Mitterrand affirme qu'il ne saurait être question de négocier avec des rebelles qui, par l'ampleur même de leurs méfaits, ne peuvent que s'exposer aux rigueurs de la répression. Ce que l'histoire a retenu sous la forme du trop fameux « la seule négociation, c'est la guerre », qui, en fait, n'a jamais été prononcé.

Même langage devant l'Assemblée nationale, quand s'ouvre le 12 novembre le premier débat consacré à l'Algérie. Le président du Conseil, Pierre Mendès France, est sans équivoque : « Qu'on n'attende de nous aucun ménagement à l'égard de la sédition, aucun compromis avec elle. On ne transige pas lorsqu'il s'agit de défendre la paix intérieure de la nation et l'intégrité de la République. » Une telle conviction dans le propos peut étonner aujourd'hui, s'agissant d'hommes politiques qui s'étaient jusqu'alors opposés aux solutions de force dans le domaine colonial.

Mendès France, après avoir mis fin à la guerre d'Indochine par les accords de Genève, était engagé, depuis sa déclaration de Carthage, dans de délicates négociations en vue d'acheminer la Tunisie vers l'autonomie interne, puis vers l'indépendance. François Mitterrand avait été en 1950-1951 un ministre de la France d'outre-mer ouvert au dialogue, et avait démissionné le 3 septembre 1953 du gouvernement Laniel pour protester contre une politique marocaine et tunisienne qu'il estimait trop inspirée des méthodes autoritaires du maréchal Juin.

Le ratissage des Aurès commence

En fait, en dehors des considérations de pure tactique parlementaire, la fermeté de la réaction gouvernementale s'explique.

Face à une insurrection de type terroriste, dont nul ne pouvait prévoir l'ampleur et la durée, il était normal que le gouvernement se donne les moyens de protéger les personnes et les biens.

Surtout, l'affirmation de l'identité française de l'Algérie était en 1954 à peu près unanimement admise. Même le parti communiste, tout en reconnaissant la « légitimité du fait national algérien », n'allait pas jusqu'à lui reconnaître le droit à l'indépendance, et c'est avec une hostilité non dissimulée quoi qu'il en ait dit par la suite qu'il accueillit l'insurrection du ler novembre.

Dans l'immédiat, le langage musclé du gouvernement trouve ses implications immédiates. Le général Cherrière, qui ne dispose que de 50 000 hommes pour « tenir » l'Algérie, et sur lesquels guère plus d'une dizaine de mille peuvent être considérés comme opérationnels, obtient les renforts attendus. Outre un appoint de CRS et de gendarmes mobiles, il reçoit un bataillon de tirailleurs sénégalais, un autre de spahis, et surtout bénéficie de l'envoi d'urgence dans le Constantinois de quatre bataillons parachutistes. Ceux-ci appartiennent à la 25e division aéroportée du général Gilles et sont commandés par un chef déjà légendaire, le colonel Ducournau. Le dispositif est en place le 8 novembre pour procéder au ratissage des Aurès.

Par Bernard Droz

Lire le dossier de Jean-Claude Rosso sur la Toussaint RougeInfo toussaint rougeInfo toussaint rouge

 

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Date de dernière mise à jour : 31/10/2021