Allo Robert, Franklin arrive. Alger 8 novembre 1942

Témoignage exceptionnel de Madame Germaine DESMOULINS née EL BAZE à la demande de Monsieur GOZLAN Lucien sur l' action de son époux Monsieur Roger DESMOULINS ainsi que sur celui de Monsieur René BLUM le 8 novembre 1942 à Alger, pour neutraliser et occuper le Palais du Gouverneur, sous les ordres de Monsieur Maurice AYOUNE.


Allô!.Robert, Franklin arrive...
Alger, 8 Novembre 1942

Par Germaine Desmoulins

 

PRÉFACE de Michel EL BAZE

Pour comprendre l'engagement massif des Juifs Algérie dans la résistance et leur importante participation aux préparatifs du Débarquement Anglo-Américain du 8 Novembre 1942, il faut se souvenir de quelques dates qui doivent rester gravées dans nos mémoires. C'est, dès Octobre 1940 que Vichy abroge le Décret Crémieux du 24 Octobre 1870 qui accordait la nationalité française aux Juifs d'Algérie. Moi-même donc, j'étais recensé comme tel par la Municipalité d'Alger ; bien que engagé volontaire, décoré de la Croix de Guerre sur le front de la Somme, je devenais sujet de ce Pays que je défendais. Mieux , l'Algérie pourtant libérée du joug allemand, accentue sa pression raciale par la voix et par les actions de son Gouverneur Général Marcel Peyrouton qui maintient et pratique la ségrégation. Mieux encore, le 14 Mars 1943, le Général Giraud, allant au-delà des décisions de Pétain, abroge une deuxième fois le Décret Crémieux. Les Juifs se voient confirmés dans la perte de leur nationalité et de tous leurs droits, sont maintenus sujets sans aucune dérogation. Arrive de Gaulle le 30 Mai 1943 pour partager le pouvoir avec Giraud et ce n'est que le 20 Octobre 1943, soit près d'une année après le Débarquement, qu'il parvient à vaincre sinon à convaincre les "colons" racistes et leur impose l'abandon de ce honteux Statut des Juifs et la remise en vigueur du Décret Crémieux avec, paradoxalement, l'appui de la Communauté musulmane et notamment de son chef spirituel - ami de mon père - le Cheikh El Okbi, à qui je rends ici un respectueux hommage. Les Juifs peuvent alors quitter les Bataillons de Travailleurs créés pour eux, quitter les Camps et les Chantiers où on les parque et continuer le combat à part entière pour la libération du Pays, de leur Pays, la France.

POSTFACE DE MICHEL EL BAZE

8 Novembre 1942 Germaine Desmoulins passe la nuit blanche la plus exaltante de son existence pendant que son époux et son frère assument leur mission de retenir prisonniers tous les occupants du siège du Gouverneur Général de l'Algérie, le Palais d'Été. Roger Desmoulins et Sauveur El Baze furent plus tard peu prolixes avec moi alors que je les pressais de me raconter leur aventure. Deux points cependant leur restaient gravés : le nombre important de défection de Résistants désignés pour cette mission et le siège qu'ils subirent dès le lendemain, de la Gendarmerie Française à laquelle d'ailleurs ils durent par la suite tenter d'échapper, l'un en se terrant, l'autre en rejoignant la France Libre en Tripolitaine avec les difficultés qu'on imagine. Triste épopée que celle-là où l'on vit les autorités en place, s'appuyant sur les sentiments pétainistes de la grande majorité de la population, refuser pendant un trop long temps la libération du joug nazi que leurs offraient Américains et Anglais, débarquant de leurs terres lointaines pour libérer le Pays. 8 November 1942.

 

La mémoire

En visite chez mon frère Michel, j'écoute une conversation entre ma belle-soeur, mon frère et deux de leurs amis dont le sujet était la participation d'un Ingénieur des Arts et Métiers, Jean L'Hostis, aux événements qui ont précédés et accompagnés le Débarquement Anglo-américain du 8 Novembre 1942 à Alger et, à mon grand étonnement, je découvre que mon frère recueille et met en page depuis des années, les récits des témoins de toutes les guerres. Alors, je dis : - Je connais bien M. Jean L'Hostis. Je le rencontrais souvent à Alger lors des réunions de l'Association des Ingénieurs des Arts et Métiers. Mon mari était lui aussi, diplômé de cette école. Je dis encore : - J'ai moi-même vécu en ces années là des moments intenses et difficiles. Mon frère m'incita aussitôt à prendre la plume, ce que je fais aujourd'hui. Certes, mon mari, décédé, ou M. et Mme Blum auraient pu le faire mieux que moi-même. Veuve depuis 17 ans je suis tout de même heureuse de pouvoir raconter notre participation au Débarquement du 8 Novembre 1942, avec une certaine frayeur rétrospective en réalisant que la moindre imprudence de ma part aurait pu faire tourner tragiquement en bain de sang ce témoignage. Comme on le sait, ce grand débarquement Américain d'une armada de bateaux de guerre appuyés d'avions de combat, avait besoin de compter sur l'aide efficace d'hommes courageux et sûrs, prêts à donner leurs vies et même celle des membres de leurs familles. Tout tenter, tout risquer plutôt que de tomber, d'être pris dans les tentacules de la pieuvre nazie et de ses alliés de Vichy.

 

En ces années terribles de bruits de guerre... et de guerres. Et les Juifs ... toujours les Juifs que le monde accuse pour les fautes des autres. Ces Juifs sur lesquels on veut faire peser toutes les fautes du monde entier... C'est dans ce climat de tension intense que mon frère Michel, décide de quitter ses études brillantes pour s'engager dans l'armée à l'âge de 18 ans, laissant mes parents dans les larmes et dans une suite de grandes inquiétudes mais tout de même fiers d'avoir un fils courageux pour défendre son pays. Car les nouvelles venant à Alger jusqu'à nous étaient accablantes. Non seulement pour tous les Juifs mais aussi pour la France et sa devise : Liberté... Égalité... Fraternité!.. Sur tout les fronts l'armée allemande avance et les Juifs sont chassés de partout. Je pense qu'à cette époque si j'avais eu un grand fils... je l'aurais encouragé à défendre sa Patrie quoiqu'il advienne... mais j'avais ... mais j'avais 20 ans!... A Alger les Allemands se mettent en place en vainqueurs. Et moi, je n'ai comme force que de tricoter, chaussettes et écharpes et d'écrire chaque semaine un mot à mon frère Michel, en espérant que parmi tant de messages, un ou deux lui parviendront. Car mon frère est prisonnier à Stalag 17B en Autriche. Ma mère expédie chaque fois qu'elle en a le droit, des colis pour lui, et pour qu'il distribue autour de lui... on nous dit que les prisonniers sont transis de froid et souffrent de la faim. Que faire mon Dieu ? Ma mère pleure et prie; décide, étant croyante, de jeûner, chaque semaine les Lundi et Jeudi, pour demander à l'Éternel, son Dieu, de protéger son fils, de mettre sur son chemin de l'aide. Ma mère a jeûné ainsi jusqu'au jour où elle a vu de ses yeux son fils enfin sain et sauf en 1945. La mère de ma mère, jeûne aussi avec ma mère, partageant ses prières, car non seulement ses petits enfants sont à la guerre mais aussi les gendres et son fils unique Simon sont aussi mobilisés... De toutes parts les nouvelles sont inquiétantes, un peu plus chaque jour. Un jour nous recevons, une carte venant du camp de prisonniers du Stalag 17B, avec un colis contenant quelques affaires appartenant à mon frère Michel qui dit de ne plus envoyer de lettres ni de colis... sans d'autres explications... Mais ma mère continue à jeûner, croyant à la puissance de Dieu, l'Éternel des Armées. On demande à tous Juifs du monde entier d'avoir un jour de jeûne, tous ensemble, afin de crier ensemble à Dieu de faire cesser ces calamités, d'arrêter sa colère sur son peuple en détresse... Chez nous, toute la famille jeune, du plus petit au plus grand en espérant que le Dieu d'Israël écoute son peuple et le pardonne enfin... Dachau ... Ausschwitz ... tous ces convois dirigés vers la mort!... Caïn, qu'as tu fait de ton frère...? Son sang crie sur toi!... Que faire mon Dieu, à l'annonce de l'Armée Française en déroute...? Et de tous ces gens qui se disent Français ... qui donne la France et ses partisans à l'Allemagne !!! Un seul espoir...Dieu et de Gaulle. De Gaulle, qui résiste aux Allemands. Et la Résistance commence à se mettre en place, mais aucun n'a plus confiance à l'autre. Mme Costecalde, une voisine amie dont le mari est sous-officier de carrière, me dit un jour, un sourire merveilleux aux lèvres : - Si on vous amène tous dans un camp de concentration, nous pourrons garder vos biens, vous pouvez avoir confiance en nous... Et dans ce climat vient une nouvelle; en tant que Juive, ma sœur, sage-femme, n'a plus le droit de professer; son mari, fonctionnaire au Gouvernement Général, est renvoyé sans aucune indemnité. Mes jeunes frères et mes sœurs sont renvoyés des écoles... Mon père n'a plus le droit de vendre ses tissus; commerçant en gros et demi gros il n'est plus patron chez lui... en plus, un administrateur de biens lui est imposé... il n'a plus le droit de percevoir ses loyers en tant que propriétaire; il doit rendre des comptes aux vainqueurs et à ses acolytes en service commandé par Vichy. Personne n'a confiance à l'autre... comment reconnaître les patriotes des pétainistes ? Un matin, un agent de police vient annoncer à ma mère que mon père est emprisonné... Pourquoi ? ... Il n'en sait rien ! M. Delgove, ami personnel de mon père est Inspecteur en Chef de Police à la Préfecture d'Alger, par lui passe toute affaire sérieuse; souvent, il venait avec sa femme, chez nous. Aussi ma mère, dès le matin, va à la Préfecture d'Alger, rencontrer M. Delgove... Elle attend M. Delgove toute la journée. Plusieurs policiers empêchent l'accès de l'entrée. N'ayant pas de laissez-passer, elle reste devant la porte, espérant le voir sortir. Elle reste là jusqu'au soir, en vain... M. Delgove était certainement mis au courant par ses agents que ma mère l'attendait à la sortie. Le soir, mère rentre à la maison harassée, en pleurs... Sachant que toute affaire de police passe entre les mains de M. Delgove, ma mère décide de se rendre au petit jour surprendre M. Delgove chez lui. Surpris, M. Delgove dit ignorer l'arrestation de mon père, lui promet de faire le nécessaire. Mon père aura passé trois jours en prison avant d'être libéré. M. Delgove est invité avec sa femme à venir déjeuner le dimanche suivant chez nous. Mon père était en prison, lorsque je fis la connaissance de mon futur mari à qui je dis avec fierté : - Je suis juive, et mon père est en prison ! Il me répond : - Mon meilleur ami est Juif, et c'est un grand honneur de notre temps d'être emprisonné pour la bonne cause. Cette réponse désarme ma révolte et apaise mon angoisse dans ces moments entourés de risques et de haine ! Mon futur mari, Roger Desmoulins, travaillait chez Peugeot à Montbéliard en tant qu'ingénieur. Il avait fuit la France occupée et le travail forcé pour s'engager au "Méditerranée Niger", réseau de résistance. Son ami, René Blum, ingénieur, directeur d'usines de distillerie de liqueurs, aussi patron de cinéma à Strasbourg, avait fuit les Allemands avec sa femme, étant en grand danger en tant que Juifs; il était lui aussi chef de résistants. Évidemment je ne savais rien. Donc, pour fêter la libération de mon père, mon futur mari était invité chez nous, il a plu tout de suite à mes parents, par sa franchise. Jusqu'à lors, mes parents n'acceptaient pas de mésalliances pour leurs enfants étant donné l'attitude de soi-disant chrétiens qui à toutes occasions lèvent la Croix pour frapper les Juifs et crier à leurs faces : "Sales Juifs !". Mais si ces chrétiens connaissaient les Évangiles, ils auraient lu dans bien des passages que leurs "Salut vient des Juifs !" (Jean 4/22) Dans l'Évangile de Luc il est écrit que : "Marie se réjouit pour Israël son peuple". Et ces chrétiens là, faute de connaissance, ne peuvent comprendre qu'ils continuent à lui transpercer son âme (Luc 2/35), puisqu'ils sont encore contre Israël, le Peuple Élu de l'Éternel ! ... A cette époque là, je ne savais rien de la Bible et mes "Pourquoi" vers Dieu montaient vers les cieux ! Donc ce dimanche, chez mes parents, étaient M. Delgove, sa femme, ma grand-mère Attali, M. et Mme René Blum. Mes parents acceptèrent Roger Desmoulins pour gendre avec les encouragements de ma grand mère Attali. A partir de ce dimanche Roger était reçu tous les soirs en tant que fiancé. Dans les trois mois qui séparaient notre union, plusieurs personnes de notre quartier, des amis soi-disant, cherchaient à dissuader Roger de s'unir à une Juive. On lui dit que je faisais le trottoir pour m'habiller alors que mon père était marchand de tissus. Une autre personne, en tant que chef de parti pétainiste, "Croix de Feu", le menace de le faire "virer" de son travail s'il continue à me fréquenter en futur mari. Fort heureusement, ce monsieur ne savait pas que mon fiancé travaillait dans l'ombre en vue du Débarquement américain. A la Mairie, pour la publication des bans, l'employée de la Mairie lui dit : - Il ne manque pas à Alger de jolies filles, pour s'allier à une Juive! Et Roger de lui répondre : - Mêlez-vous de vos affaires ! Ainsi le climat s'alourdissait autour de nous. A qui faire confiance ? C'est dans cette tension là que je me mariais le 14 Février 1942. Mon témoin était M. Delgove, Inspecteur en Chef à la Préfecture de Police d'Alger. René Blum était le témoin de Roger. Au repas frugal participaient ma grand-mère, mon père, ma mère, René Blum et sa femme, Delgove et sa femme. Ah, si M. Delgove se doutait que René Blum était chef d'un réseau de résistance et que Roger Desmoulins était un partisan résolu pour défendre la liberté de la France, les événement du débarquement du 8 Novembre 1942, se seraient déroulés tout autrement. Un jour, mon mari me dit qu'il me fallait être absolument discrète, que M. Delgove, que nous rencontrons souvent chez mes parents, ne se doute pas que dans l'ombre, un plan merveilleux se construisait, le débarquement américains avec sa flotte, qu'il suffirait de ma part d'un mot maladroit pour faire démanteler toute une grande partie de la Résistance en Algérie, ce qui nous conduirait tous au peloton d'exécution. M. Delgove dit à mes parents que c'était M. Achiary, commissaire, qui avait incarcéré mon père... Qui croire! Heureusement nous ne faisions confiance à personne, même pas à nos proches parents; tous ces événements passés nous ont appris à nous taire. Roger me dit de ne pas en parler surtout à mon père, très ami de M. Delgove. Un mot imprudent de sa part, pouvait faire effondrer l'échafaudage construit durant ces longs mois. comme une toile d'araignée autour des fascistes. Connaissant, les souffrances de ma mère et de ma grand mère et leur sérieux, je les mis au courant; nous tenions à leurs prières. Elles encouragèrent mon frère Sauveur El Baze, de s'engager auprès de mon mari, comme volontaire. Maître Ayoun, avocat, était chef de réseau ainsi que René Blum. J'étais enceinte de six mois, mon mari me dit d'écouter dans le secret la B.B.C.; c'était défendu d'écouter les messages venant de Londres. Sous une couverture, évitant le moindre bruit, nous attendons le message venant de Charles de Gaulle, le soir, sans lumière pour éviter toute oreille indiscrète, tandis que mon mari allait aux réunions pour mettre en place le débarquement avec les partisans. Message de ralliement pour tous les résistants de l'Afrique du Nord, message qui annonçait, que l'Armada américaine était là en place. Ce message, mot de ralliement, était : "Allô, Robert, Franklin arrive" (c'est pourquoi en souvenir de cette nuit mémorable du 8 Novembre. Je donnais à mon fils, né le 1er Mars 1943, le prénom de Robert, Charles, Auguste. Auguste comme le défenseur de la France...

Ma nièce Danielle qui n'avait que 5 ans, aujourd'hui épouse du Général Hanrion, se souvient très bien des conditions de cette naissance dans la maison de notre grand mère au 84 Avenue Malakoff : Pendant que les sirènes hurlaient et que la D.C.A. tonnait, elle revoit sa mère m'accoucher à la lueur des bougies, puis le bébé enveloppé dans une couverture, descendu avec tout le monde, à l'abris, dans la cave.

Dès le message reçu, tous les Résistants devaient rejoindre leurs postes décidés à l'avance pour recevoir armes, instructions et responsabilités. Ainsi Me. Ayoun, René Blum, tous deux officiers, mon frère Sauveur, mon mari, plus une dizaine de partisans, étaient désignés, pour occuper le "Palais d'Été", avec, me dira plus tard mon mari, des fusils rouillés. Et pour ordre : ne pas verser une goutte de sang. Le plan était comme le décrit M. L'Hostis dans ses souvenirs, de désarmer avec beaucoup de tact chaque officier supérieur qui viendrait au Palais d'Été, prendre des ordres dès le premier coup de canon. Tous les partisans en uniforme ont neutralisé la Garde importante du Palais d'Été, sans qu'aucune goutte de sang ne soit versée. Les lignes téléphoniques furent coupées pour obliger les officiers responsables de se présenter pour prendre les ordres sur place. Raconter cette nuit-là peut paraître facile mais il fallait beaucoup de courage aux résistants, cela se comprend. Mon mari, me dit qu'il leur a été facile de relever la Garde du Palais. Toute la Garde a été enfermée à double tour dans des locaux préparés d'avance. Devant chaque bureau était placé un résistant en arme. Ainsi, au premier coup de canon ,tous les officiers attachés au Palais d'Été, se présentèrent à leur poste pour recevoir des ordres. Avec beaucoup de déférence, un officier supérieur les recevait, leur demandant de patienter, les faisait diriger dans un bureau où avec des égards, ils étaient désarmés et enfermés à double tour, séparément...et ainsi de suite, sans verser une goutte de sang, car les hommes de Pétain ne se méfiaient pas, étant sûr de leur cause. Ainsi, avec des fusils rouillés, une poignée d'hommes a maîtrisé des officiers supérieurs. Je ne connais pas les noms de tous ces officiers arrêtés, ni mon mari, ni René Blum ne me l'ont dit, mais M. Ayoun ou ses proches pourraient finir ce récit. Mme Blum vint ce soir du 7 Novembre 1942, chez moi. René et Roger nous avaient recommandé d'être prudentes, au sujet de leurs absences, de ne parler à personne. Si l'on entendait entre minuit et une heure du matin, le bruit du canon, c'est que le débarquement était en train de réussir. Mais si aucun bruit ne se faisait entendre, c'est que tout était raté, que tous les résistants avec leur familles étaient bons pour le peloton d'exécution. Comment raconter cette nuit là. Il n'y avait rien à faire, attendre et prier, que Dieu enfin vienne à notre aide contre cette barbarie nazie et ses acolytes. Le temps est long à passer; comme soeur Anne, on ne voyait rien venir. Au 7ème étage, rien à l'horizon, il fait nuit noire, la mer et le ciel se confondent et nos coeurs battent, et l'angoisse commence à nous étreindre. Une jeune fille espagnole de 18 ans, Louise, dormait chez moi, pour m'aider au ménage. Vers une heure du matin enfin, le premier coup de canon se fait entendre. Et cette scène, comme au cinéma dans un film tragi-comique : Deux femmes s'embrassent, sautent, rient, à chaque coup de canon. Une fille affolée, endormie criant : "Madame, Madame", éberluée, mal réveillée, voit deux femmes heureuses, s'embrassant, sautant de joie. Toutes les trois nous descendons à l'entrée de l'immeuble où les locataires sont déjà là, endormis, apeurés. Nous essayons de cacher notre joie. On nous demande où se trouvent nos maris, nous répondons évasivement. Au matin les canons ne cessent pas, la D.C.A. aussi. Serrée contre Madame Blum, ne sachant pas l'issue de cet affrontement sanglant, enceinte de six mois mais résolue à tout plutôt que de tomber entre les mains des nazis. Et les heures passent. Vers midi, un homme, un brassard de la défense passive au bras, entre dans le hall, au milieu de tous les gens de l'immeuble, demande à parler à Mme Desmoulins. Je me présente toute tremblante. Il veut me parler confidentiellement; avec Madame Blum, nous montons au 7ème, chez moi. La D.C.A. fait rage. Ce messager nous dit que nos maris sont saufs, que le débarquement est en bonne voie, mais qu'ils sont retenus pour les besoins du Service, nous avons revu nos maris deux jours après. La suite..., Sauveur El Baze ou Me. Ayoun pourraient compléter ce récit.

Ni Roger Desmoulins, ni René Blum, ni Sauveur El Baze, n'ont voulu adhérer à l'Association du 8 Novembre. La raison : plusieurs parmi les membres actifs s'étaient désistés au dernier moment. Roger, considérait avoir fait son devoir de Français sans plus... Comme des milliers d'autres.

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Dans cette nuit du 8 Novembre, M. Delgove a été arrêté dans des conditions relatées différemment par Mme Gitta Amiraz-Silbert et par M. Jean L'Hostis.

 Mme Gitta Amiraz-Silbert : cf "La Résistance juive en Algérie", Page 119, Edition Rubin-Mass Ltd-Jérusalem.

Un ami vient prévenir que la Police est alertée et qu'une perquisition va avoir lieu dans l'appartement des Aboulker d'un moment à l'autre. Tout le monde passe dans un autre appartement. José remet aux insurgés les brassards qui aideront à leur ouvrir les portes. Et, en effet, deux heures plus tard, le chef de la Police, Delgove, alerté par le mouvement anormal de la maison depuis la veille, vient voir ce qui se passe; Achiary le rencontre dans l'escalier. Chacun dit à l'autre: "Je vous arrête" ! Finalement, Achiary arrête Delgove.

 

M. Jean L'Hostis : cf N° 108 de cette Collection, page 53.

Comme rien n'échappe à Achiary, alors que nous causons, il remarque que je fronce les sourcils. Tout ce tohu bohu, lui dis-je, m'inquiète. J'ai la conviction que désormais il faut faire vite. Sourire aux lèvres, il m'apprend alors qu'effectivement à la préfecture on a eu vent des allées et venues continuelles à l'entrée du 26 de la rue Michelet. Le Service des Renseignements alerté s'est empressé d'y envoyer Delgove l'un de ses inspecteurs. Visiblement satisfait de lui-même, Achiary me raconte ensuite comment celui-ci a été pris au piège. Je laisse parler mon ami: - Sans se méfier, Delgove sonne à la porte. Chargé d'assurer la sécurité de tout ce monde, je me mets aussitôt derrière la porte d'entrée équipée d'un judas. Ainsi je puis reconnaître les visiteurs au fur et à mesure qu'ils se présentent. C'est moi qui ai ouvert la porte à Delgove. A peine en a-t-il franchi le seuil que je lui saute dessus et le ceinture: - Alors! mon vieux, que viens-tu foutre ici ? Ils se tutoient, ce sont de vieilles connaissances. Transi de peur, sachant que je suis capable de tout il bégaie et lamentablement me supplie de ne point le cogner. Il me dégoûte et je lui rétorque sèchement qu'il est mon prisonnier et qu'il ne sortira pas d'ici de si tôt. Sans ménagement je le soulève et l'emporte dans les chiottes où je l'ai bouclé. Il s'y tiendra sagement, appréhendant le pire, assis sur le couvercle des tinettes, jusqu'au moment où après l'occupation du Commissariat Central, il y sera conduit menottes aux mains et emprisonné comme de bien entendu.

Delgove fut dégradé et démunis de tous ses biens. Il fut ensuite dirigé vers un camps de concentration, à Colomb Béchard, je crois me souvenir, laissant sa femme sans ressources et dans une grande angoisse. Pendant les 2 années et demi de l'internement de son ami, mon père a soutenu chaque mois son épouse, qui, désespérée à Alger, n'avait aucune ressource et envoya de nombreux colis à M. Delgove (Couvertures, linge, conserves...) Mon père ne pouvait oublier que M. Delgove l'avait libéré après 3 jours de prison lorsqu'il avait les pleins pouvoirs à la Préfecture d'Alger; pouvoir d'arrêter, de libérer et même de faire torturer tous les adversaires du Maréchal Pétain. M. Delgove fut libéré après le guerre et devint représentant des machines à coudre Elna. Dans nos rencontres chez nos parents, il dit être persuadé d'avoir fait son devoir de "vrai Français" en servant le Maréchal Pétain, qu'il n'était pas contre les Juifs, la preuve : mon père comptait parmi ses meilleurs amis. Très sincère, il nous dit aussi que, s'il avait eu vent de nos relations avec la Résistance, il aurait fait son devoir de Français en nous conduisant tous au poteau d'exécution, malgré sa grande amitié pour nous !..

En conclusion, je voudrais faire mienne la prière de mon père pendant les moments les plus pénibles de cette période :

"Éternel notre Dieu,

fasse que nos ennemis

deviennent nos amis"

 

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Date de dernière mise à jour : 05/02/2018