C'etait a Alger, il y a un demi siècle

Par  Philippe Danan

C’était à la fin de 1959 et je venais de rentrer depuis quelques semaines à l’École des Officiers de Réserve, à Cherchell.

Depuis plusieurs années, occupé par mes études à Paris, je n’étais pas venu à Alger où je passais ma première permission.

J’avais alors appelé un de mes vieux camarades et il m’avait immédiatement proposé une rencontre au Tantonville.

Assis à la terrasse, je savourai avec plaisir les rayons du soleil d’hiver.

Nous avions, comme il se doit entre amis, évoqué les jours heureux d’avant, les baignades sur le môle de l’Amirauté, les pastéras et les périssoires de la plage Franco, à la Pointe-Pescade.

Et puis, après un long silence :

Alors, me dit-il, qu’est-ce que tu penses de tout çà.

Bien sûr, il me parlait des événements, un peu comme il aurait parlé à un patos légèrement compréhensif.

De même que chacun des élèves officiers de ma promotion, des promotions précédentes et des promotions suivantes, j’avais une opinion bien arrêtée sur la politique qu’il convenait de mettre en œuvre en Algérie, et sur la stratégie militaire qui devait appuyer cette politique.

Mais j’ai préféré répondre, un peu lâchement: Que veux-tu que j’en pense ?

Alors, il commença une longue litanie, pas toujours chronologique:

La synagogue d'Orléansville, incendiée.

Le rabbin de Nedromah, assassiné avec plusieurs membres de sa famille, dont trois enfants.

Des grenades dans les cafés juifs de Constantine.

David Chiche arrosé d'essence et brûlé en basse Casbah, à Alger.

Le coiffeur Henri Choukroun tué devant la synagogue, alors qu'il porte un bébé dans ses bras.

Et d'autres, et d'autres encore, çà n'arrêtait pas.

J’étais écrasé par cet inventaire, dont je savais, malheureusement, qu'il était incomplet.

Comment avais-je pu ne pas réaliser les liens qui m'attachaient à tous ces martyrs innocents :

un homme assassiné alors qu’il tient son enfant dans ses bras,

une fillette broyée par une grenade

Et combien dont la fin ne sera jamais connue ?

Je restai silencieux, brisé par cette succession de meurtres

Il reprit. "Tu te souviens de la Corniche ?"

Bien sûr, il me parlait du grand thé dansant des dimanches algérois. 

Lucky Starway, Léon Séror, chef d’orchestre et animateur, donnait à ces après midi une ambiance joyeuse, jusqu’à ce qu’une bombe puissante, placée sous son estrade, l’anéantisse, tuant en même temps sept autres victimes innocentes; il y eut quatre vingt blessés dont une dizaine furent amputés.

Comment aurai-je pu oublier ; mon ami avait deux ans de plus que moi ; quelques années auparavant, il m’avait invité à ma première surprise partie et c’est lui qui m’avait entraîné, les premières fois, au Casino de la Corniche.

Là, dans ce pays, les Juifs étaient visés et assassinés en tant que Juifs.

Il ne s'agissait pas de politique

Il ne s'agissait pas de résistance mais d'un pogrom.

Il fallait tuer les Juifs.

Non, les poseurs de bombes du FLN n'étaient pas des résistants mais des assassins.

En 62, pratiquement tous les Juifs ont quitté l'Algérie; presque tous se sont installés en France. Après une présence deux fois millénaire, il n'y a plus, aujourd'hui, de Juifs en Algérie.

Beaucoup d’entre nous ne se souviennent que des jours heureux d’autrefois.

Ils ont raison.

Certains s'efforcent d'oublier.

Bien sûr, ils ont raison

D'autres, pour effacer leurs blessures, cherchent, à justifier les tueurs.

Mais moi, aujourd'hui, même après cinquante ans, je me souviens de David Chiche brûlé vif et des autres.

Ils étaient tous mes frères.

Certains aujourd'hui cherchent à glorifier le terrorisme en assimilant ses actions à des actes de résistance légitime.

J'espère qu'ils n'oublieront pas David Chiche.

 

Une remarque

Parmi les remarques de mes amis à propos du texte ci-dessus, il en est une qui m'a profondément touché :

<<tu n'as pas mentionné le saccage de la grande synagogue[1]>>.

Cet acte de vandalisme a eu lieu le 11 décembre 1960.

À ce moment, je terminais mon service en France où j'étais arrivé depuis quelques jours : l'Armée s'était aperçue qu'un jeune ingénieur ayant quelques connaissances dans le domaine nucléaire avait un peu plus d'intérêt dans ses laboratoires qu'un sous-lieutenant d'infanterie dans le sud algérois.

À la suite du désastre de la synagogue, nous avons parlé, au mess des officiers du Fort d'Aubervilliers[2].

Les nationalistes musulmans avaient tout détruit : un sepher torah amené d'Espagne au XIVème siècle, le costume que les Durand, descendants de Rachbats[3], portaient le jour de leur mariage, les plaques où étaient gravés les noms de nos trois cent soixante dix morts, pendant la guerre de 14…..

 

Au-delà de notre Temple symbolique, les Juifs étaient visés et atteints ; le FLN, par cet acte d'une inqualifiable barbarie, manifestait sa volonté politique : plus de Juifs dans l'Algérie musulmane qui s'annonçait.

Les prémices de l'exode de 1962 étaient sous nos yeux.

 

                                                                                  Philippe Danan

 

 

[1] Il s'agit de la synagogue de la place Randon Bloch, inaugurée en 1859.

[2] Le Fort d'Aubervilliers était alors le siège du groupement atomique de la Section Technique de l'Armée.

[3] Rabi Simon ben Tséma Durand, 1361, Majorque, 1444, Alger.

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