Et ils sont partis

Pierre-Yves Ayache

Je ne cesse de me souvenir de ces années, mes premières, passées en Algérie, à Sidi Bel Abbés pas loin de Tlemcen où je suis né et d'où étaient mes racines familiales. Tlemcen et Montagnac-Remchi.
Je n' ai pour souvenirs que la chaleur et le soleil brûlant, des jours puis la fraîcheur de nuits qui apaisait notre peau et soufflait sur nos vies endormies.
Je me souviens de la bienveillance malgré les quelques très dures scènes de brutalité meurtrière que je ne peux effacer de ma mémoire.
Pour venger l'assassinat d'un pauvre garde-champêtre, notre voisin, par un militant de la cause opposée,il fut organisé un piège où furent assassinés sous nos yeux de pauvres salariés arabes qui rentraient chez eux dans ce que nous appelions le «village nègre". Je revois leurs visages apeurés et j'entends le bruit sec des culasses reculant sur leur glissière après avoir donné la mort.

Toute ma vie, je n'ai pensé qu'à avancer, à faire avancer mes enfants dans l'étude, et la connaissance, leur racontant parfois mes souvenirs d'enfance. Jamais d'amertume, juste des souvenirs qui se faisaient de plus en plus lointains. Des souvenirs d'enfance si doux malgré la dureté du climat et des temps.
Je me souviens parce que le souvenir prend de l'acuité avec l'âge comme si notre inconscient affleurait le conscient sans le confondre, mais pour l'alerter.
Pourquoi sommes nous partis? La question m'est souvent posée.Pourquoi?
Avec l'analyse, je crois pour plusieurs raisons. Nous ne nous voyions pas redevenir un sous prolétariat du peuple algérien, évidemment nous craignions les vengeances, les représailles d'avoir été pendant trois générations dans la partie "dominante" de la société parce que français.
Et là je fais une petite digression de la pensée; nous juifs d'Algérie avions avec les arabes, une relation compliquée, faite à la fois d'amitié, de méfiance puisque c'était une société de déséquilibre qui n'aurait de toutes façons jamais survécu au vingtième siècle, et d'une certaine fierté d'avoir retrouvé avec la nationalité française, une certaine liberté et une protection plus juste qu'à l'époque de la "dhimmitude" où nous étions des citoyens de second ordre.

Nous avions d'autre part, de l'autre côté de la mer, une mère patrie qui nous attendait, et quoi de plus naturel quand on souffre et qu'on se sent abandonnés, que de retourner vers sa mère...même si celle-ci ne reconnut pas ses enfants.
Notre confiance dans la France était inébranlable et bon an mal an, malgré des années difficiles pour les uns, abominables pour les autres, la mère-patrie nous laissa jouer en son sein, et nous gagnâmes la partie de l'intégration à une société dure, qui sortait doucement de la terrible épreuve de la seconde guerre mondiale pour entrer dans une éclaircie économique: "les trente glorieuses".
Je me souviens parce que nul ne peut posséder et ressusciter ce temps. Les arabes avec qui j'échange, sont tous de la génération qui n'a connu que l'indépendance, et ceux qui ont connu la période d'avant sont de vieux "chibanis" aux yeux larmoyants de fatigue et de tristesse mais la tristesse ne se lit pas, elle se transmet par l'électricité du regard.
La première fois que j'ai échangé sur le sujet avec des algériens, la femme à qui je parlais me dit que son père avait perdu la parole à cause du choc du départ de ses amis juifs et chrétiens à l'indépendance, du jour au lendemain.C'est là que je compris la réciprocité de la peine, et la force de l'être humain pour surmonter les douleurs des guerres fratricides (ce qui est un pléonasme car elles le sont toujours).
Je me souviens et retrouve dans les textes de CAMUS, la chaleur et le sable brûlant, et l'odeur des pinèdes de la plage d'ORAN le quinze aout alors que les catholiques montaient en pèlerinage à Santa Cruz au dessus.

Je me souviens qu'un jour, en dépit de l'amitié, des sermons, de l'enracinement, de l'amour pour cette terre,ils sont partis....nous sommes partis, et je m'aperçois que j'écris"ils" comme si je les voyais encore de là bas, moi petit gosse d'Algérie qui y ai finalement laissé une partie de ce que j'étais.
C'est de l'histoire ancienne, mais nous l'avons vécue, et si tout au long de ce texte, j'ai raconté, et je raconterai encore tant l'enfance était douce au milieu de ce temps et tant elle fut dure aux temps qui suivirent pendant lesquel ils ont tout reconstruit les grands, les adultes, nos parents tant aimés et tant admirables, avec orgueil, fierté, passion, et courage, affectant parfois un regard perdu vers un horizon où ils cherchaient à voir, à revoir juste un peu, cette Terre d'amour si cruelle, car en amour il y a aussi des perdants, et nous avons perdu...pas le pays, pas la bataille...non, juste l'occasion de conserver cette fraternité en partage d'un amour commun d'une belle princesse aux yeux bleus de l'azur du ciel : l'Algérie .
J'ai peur pour demain ici et maintenant.
Un petit matin de juin 62, nous sommes partis.

 

 

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