Hauts Plateaux par Colette Guedj

                    

NDLR /  Nous remercions Colette Guedj de nous avoir fait parvenir ce texte le 24 avril 2016 avec ces quelques lignes :

"Je  me permets de vous envoyer un article que j'ai publié dans  « L'enfance des français d'Algérie », édit Bleu autour. 

Avec tous mes remerciements 

Bien amicalement"

Colette Guedj

Professeur émérite

Ecrivain

« J’appartiens à un pays que j’ai quitté »

Colette (Les Vrilles de la vigne)

 

J’ai vécu en Algérie les premières années de ma vie, celles qui nous habitent à jamais, dont on ne guérit pas. Je l’ai quittée la mort dans l’âme, en juin 53. Mon père avait décidé que nous nous installerions en « métropole » afin d’assurer à ses enfants un avenir plus prometteur. Mais pour moi ce fut un arrachement. J’avais quatorze ans à peine.

Mon bout d’Algérie, c’est la région des Hauts Plateaux où je suis née, qui conjugue les extrêmes, le haut et le plat, la morsure de la neige et la brûlure du soleil, la rigueur des hivers et les étés caniculaires (on pouvait faire griller les poivrons sur le balcon !). C’est dans cette région du Sersou, « grenier à blé » de l’Algérie, où pousse l’alfa à l’orée du désert, que se niche mon village natal, Tiaret, à quelque mille deux cent mètres d’altitude. J’aime à penser que ce toponyme porte la trace des noms de bêtes sauvages qui jadis y avaient élu domicile, rappelant que Tiaret, Tahert en berbère, était l’antre de la lionne, mais aussi le repaire des chacals, des hyènes et des gibbons. Ainsi ma mémoire palimpseste est-elle faite de couches feuilletées qui intègrent l’autrefois dans l’aujourd’hui, et sédimentent.

La Place Carnot, autrefois appelée Place des Caravanes, avec son kiosque hexagonal de style colonial, était le lieu emblématique de passage, entre cultivateurs sédentaires et pasteur nomades, où faisaient halte les chameliers avant de repartir vers le sud. J’aime bien que mon identité à moi soit dans cet entre-deux , cet espace de transition, cet  échangeur qui permet tout à la fois de changer de direction et aussi d’échanger. C’est là que les bêtes venaient s’abreuver avant de repartir vers le désert. J’ai longtemps imaginé les longues haltes de chameaux harassés, tassés sur leurs longues pattes, et leurs cris qui déchirent l’espace. Est-ce du sentiment de cette  appartenance mémorielle que me vient mon goût pour les lieux de passage, pour les rites du seuil, pour les voyages nomades ? Ou faut-il l’imputer à mes origines, que j’assume non sans orgueil, moi qui descends de la lignée d’une tribu juive originaire du royaume  du Touat, dans le Sahara, d’où sont issus les Touati, du nom de la branche maternelle de ma famille ? J’aime à penser que ce temps mythique a marqué de son empreinte un imaginaire prompt à s’approprier des fantasmes qui après coup font corps avec la réalité.

J’arpente mes territoires d’enfance en épelant des noms gorgés de poésie sauvage. La Redoute, dans son superbe isolement, domine au nord le Djebel Nador, au sud le Djebel Amour qui regarde vers le Sahara. J’ai toujours pensé que les géographies sculptent notre appartenance, dont je sens que la mienne propre s’adosse à un paysage mental qui s’accorde à de solides montagnes portant des noms heureux. Je suis ainsi au plus près d’une identité rêvée, d’un désir fantasmé, sous l’emprise magique des toponymes. J’égrène les noms témoins de modestes bonheurs qui nous ravissaient : la fontaine Gibbon, le Plateau Abd El Kader où le dimanche nous nous installions pour la journée jusqu’à la nuit tombée, avec la marmaille et les couffins remplis de victuailles, préparant le feu entre les pierres pour faire griller les brochettes d’agneau, installant les nappes pour le repas et les couvertures pour la sieste ; la Mina serpentant à travers les steppes arides où pousse l’armoise qui parfume le mouton grillé, la Montagne Carrée, la Promenade des Pins où, ados, nous dansions le be bop au son du transistor ; mais aussi le Jardin de la Roche taillée, avec ses roses trémières en arceaux et ses mendiants qui, tels des sloughis à la veille d’un tremblement de terre, hurlaient à la mort, pauvres hères tendant vers nous leurs poignets décharnés qui se réduisaient parfois à des moignons. Et ma grand-mère maternelle, la grande bourgeoise, (l’autre était plutôt « arabe »)  me disait en me mettant la main devant les yeux: « Ne regarde pas ». C’était celle dont la mère, mon arrière-grand mère donc, avait été invitée au bal donné en l’honneur de Napoléon III à Oran, et même dansé avec l’Empereur !

Et enfin au tournant du Col de Guertoufa,  je revois le site sacré préhistorique de la pierre du Sacrifice qui descendait en pente raide vers la route : nous escaladions à toute allure ce providentiel toboggan avant de nous laisser glisser dans la cuvette bien lisse et bien polie qui jadis recueillait le sang des victimes. La colline de Sidi Khaled, enfin, mais l’énumération n’est pas exhaustive, où nous étions invités avec d’autres notables aux méchouis organisés par le caïd de la région. On passait devant le cimetière mozabite qui m’avait toujours fascinée à cause de ses pierres dressées (j’ai toujours pensé que ces sépultures verticales étaient bien préférables aux horizontales, et que c’était comme une façon de continuer à se tenir debout). On arrivait tout en haut du tertre où était perchée la ferme de nos hôtes qui nous attendaient, père, grand-père et fils, en habits d’apparat, dans leur ample djellaba d’un blanc immaculé et je me souviens de ce geste magnifique qu’ils faisaient pour ramener un pan de l’étoffe sur leurs épaules, comme en signe de bienvenue. Les femmes ne se mettaient pas à table avec les invités, elles restaient tapies au fond de la maison aux allures de labyrinthe, là où il faisait le plus frais, les jambes repliées sous leur vaste jupe, et les après-midi se passaient en longues palabres qui n’en finissaient plus, ponctuées de gestes et de grands éclats de rire, leurs kyrielles de marmots suspendus à leurs basques, auxquels se joignaient ceux des invités.

Je porte à même la peau (Valéry ne dit-il pas qu’ « il n’est rien de plus profond que la peau » ?) l’empreinte de sensations mêlées, couleur ocre de paysages sculptés par la pierre et le vent, lumières violentes et contrastées, parfums exaltés par la brûlure du soleil implacable. Je revois ces forêts d’eucalyptus qui s’étendaient à perte de vue, d’où nous revenions imprégnées d’odeurs médicinales aux vertus bienfaisantes (qui nous rappelaient les jours bénis où, malades, nous devions rester au lit), les figuiers dont je hume encore aujourd’hui avec le nez et les lèvres, la saveur âcre et sucrée ; quant au mûrier, celui qui poussait à l’aplomb de la mosquée, je lui ai toujours voué une gratitude infinie, quasi religieuse, car plus qu’un arbre, au demeurant magnifique qui présidait à nos jeux d’enfant, il était au cœur de mystérieuses métamorphoses. Ses larges feuilles nourricières abritaient les vers à soie  d’où allaient naître de merveilleux cocons aux couleurs pastel que nous couvions avec passion dans des boites en carton, surveillant la naissance imminente des papillons qui signaient la fin de la vie. Mais la vie sans cesse reprenait le dessus, prête à recommencer un nouveau cycle.

Je revois dans l’arrière-cuisine de l’hôtel de ma grand-mère paternelle où nous n’avions pas le droit de pénétrer, et pour cause c’était la caverne d’Ali Baba gorgée de denrées intouchables , les tonneaux où marinaient les tramousses (en France on les appelle lupins, un mot à les rendre insipides, qui rime avec rupins) et les olives cassées. Je plongeais la main dans l’eau d’où je retirais par poignées la manne interdite couverte d’écume saumurée. Casser les olives, c’était un rituel dont s’acquittait la grande Fatma accroupie sur le balcon : elle les coinçait entre ses cuisses avant de les fendre d’un coup bref et précis.

Je suis à l’écoute d’inflexions de voix traversées de fulgurances qui se font écho, inquiétantes, déchirantes, profanes ou sacrées. Le dehors et le dedans entrent en résonance : j’entends les youyous des femmes dont on disait qu’ils annonçaient « la révolte des arabes », surtout si ce cri de ralliement avait été  précédé par la découverte de caches d’armes ; l’appel lancinant du muezzin rejoint les chants poignants qui s’élèvent de la synagogue, et se superposent aux rengaines obsédantes qui s'échappent des cafés maures et parlent d’amour et de trahison. Je garde en moi la rumeur d’une langue aux accents rauques d’arrière-gorge dont je me sens pénétrée, mais à laquelle il ne m’avait pas été donné d’accéder, sinon par bribes. A l’entrée en 4e, lorsqu’il s’est agi de choisir une seconde langue, le proviseur, de connivence avec mes parents, m’imposa l’allemand, comme il convenait à toute fille-appartenant-à-la-bourgeoisie-bien-pensante qui se respecte ; c’était, à n’en pas douter, une langue moins « barbare » que l’arabe (« je revendique pourtant avec Camus mon " heureuse barbarie" »). Qu’importait si elle était porteuse de crimes imprescriptibles, et si ses vociférations funestes « Schnell,Schnell », « Arbeit macht frei », étaient encore dans toutes les mémoires, à moins d’une décennie de distance,l’essentiel était de ne pas sacrifier aux diktats de l’Algérie coloniale. 

Plus encore que la nostalgie des couleurs, des saveurs, des gestes, je garde la nostalgie de langues perdues. L’arabe dont j’ai été privée tout en y étant totalement immergée, mais aussi des fragments de judéo-espagnol, de judéo-arabe, d’hébreu parlé avec l’accent des juifs d’Algérie, et de quelques bribes de yiddish, qui ont bercé mon enfance. A la lisière de la langue institutionnelle, elles n’en sont que plus émouvantes. De là sans doute me vient le goût de la marge.

Langues dites « mineures », associées à la douceur de la voix maternelle, quasi matricielle, elles dorment dans ma mémoire, avec en toile de fond les accents âpres et rugueux d’une arrière-voix, celle de mes origines immémoriales, qui ne cesse de résonner à mon oreille.

Ainsi mon identité métissée conjugue-t-elle avec bonheur ma judéité sépharade et  mon attachement viscéral à l’Algérie de mon enfance.

                                      Colette Guedj

 

Pour en savoir plus sur le livre dont est extrait ce texte "L'enfance des français d'Algérie d'avant 1962" ouvrage collectif dirigé par Leila Sebbar , lire la page que nous lui avons consacrée :   https://www.judaicalgeria.com/pages/l-enfance-des-francais-d-algerie-avant-1962.html                                             

 

 

 

 

Commentaires (1)

Djamel AIT AMRANE
  • 1. Djamel AIT AMRANE | 08/11/2017
Bonjour,
En lisant ce texte j'éprouve les mêmes sensations de Colette mème si je suis plus jeune né en 1955 a Tiaret, j'ai pratiquement grandi dans le même décor des hauts plateaux avec des virées sur le plateau d'Abdelkader, la piscine Boyer (Tagdempt),les trois fermes dans le Sersou, la jumenterie de Chaou-Chaoua, etc ...
Je remercie Leila Sebbar pour la direction de cet ouvrage.
Cela me rappelle le Djebel Amour (Aflou) dont Leila est native et dont les peuplades ont toujours regardé en direction du Sersou bercés par le va est viens séculaire de l'achaba (transhumance).

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Date de dernière mise à jour : 24/04/2016