Colette Ziza-Horvilleur - Dans la ville

Ce texte est extrait de l'ouvrage collectif de Jacqueline SUDAKA - BENAZERAF : "D'un temps révolu - Voix Juives d'Algérie" , que nous remercions de sa communication.

Pour en savoir plus sur ce livre se referer à la page : https://www.judaicalgeria.com/pages/d-un-temps-revolu-voix-juives-d-algerie.html

 

Alger boulevard carnot

Alger - Boulevard Carnot

    Alger. Le Boulevard Front de mer, où je suis née - plus exactement dans la partie du Boulevard à laquelle est accolé le nom de Carnot. Pour les pionniers du XIXe siècle, ce seul nom évoquant les lauriers de la science et des services rendus à la République pendant trois générations était digne de franchir la Méditerranée pour représenter honorablement la France dans ces beaux immeubles en pierre de taille et leurs balcons de fer forgé du style Haussmann le plus pur, de ce morceau de Boulevard qui court de la Grande Poste à la Place du Gouvernement, sur le front de mer.    Ma mère, d’ailleurs, cette républicaine convaincue me répète si souvent “tu sais, tu es née Boulevard Carnot” que je me demande si je ne dois pas avoir des raisons d’être fière... Fière tout comme celui qui, sur l’El Djezaïr, progresse lentement dans la baie pour découvrir Alger la Blanche et arrive de plein fouet sur ce Boulevard : à partir du pont du bateau, son regard capte la colline toute entière depuis son sommet dominé par le Fort L’Empereur au-dessus de la Citadelle (la Casbah) jusqu’à son bas relief, cette médaille sur sa façade qu’est la composition du Boulevard avec juste ce qu’il faut de coupoles et de palmiers pour donner à la représentation de la ville sa légitime couleur locale. Alger apparaît dans toute sa gloire.   Le Boulevard Front de mer relève d’une construction importée en 1830, rempart qui me coupe du sol ancestral.   Sur la scène étroite de la Façade sur la mer qui m’est assignée, limitée à ma gauche par la place du Gouvernement et l’Amirauté, à ma droite par la Grande Poste, je suis condamnée à regarder la mer, en direction du Nord, de la France, à l’ombre.   Tellement coincée parfois que j’ai peur des deux tournants du Front de Mer qui s’en va de part et d’autre de mon champ d’action vers Bab-el-Oued ou vers Belcour, là où, derrière la digue, la mer devient méchante, les tournants vers les embruns et l’inconnu, les taudis, la poussière, les ruelles, le grouillement du petit peuple hétéroclite, les relents de friture et d’urine, le vacarme, le soleil.    Pourtant il me suffit de tourner tout simplement le dos à la mer et regarder en l’air, encore plus haut que les terrasses bariolées pour mettre le cap en pensée sur le Sud, pénétrer le mystère de cet “Intérieur” cerné par les montagnes de Kabylie et partir à la conquête du Bled, le pays, si vaste et si ancien, paraît-il.  

J’ai pu, enfant, voir Alger autrement et connaître le dépaysement du voyage lors des sorties du jeudi avec ma mère. Une fois, elle avait décidé de nous faire grimper depuis le niveau du front de Mer jusqu’au Chemin des Crêtes qui longe un grand cimetière arabe : en bordure de son enceinte, les arbres séculaires (cyprès et pins parasols) forment un décor de style flamboyant en surplomb sur la baie qu’ils encadrent à la façon de lourdes et riches tentures de scène.    Nous gravissions le magnifique chemin de promenade sans pouvoir quitter des yeux ce "spectacle" naturel suspendu entre ciel et mer quand, à quelques mètres du but, (là où le chemin devenu sentier de ronde va se perdre derrière le haut de la colline) tout à coup le soleil inonda une clairière : je ne m’attendais pas à fouler un sol si différent et encore moins à trouver parmi les pierres nues - les tombes - disséminées dans les herbes hautes et rituellement tournées vers le Levant, deux chiens accouplés. Je sens encore sur moi le regard de ma mère. Aucun échange de paroles n’eut lieu. Seules toutes deux dans ce cimetière, nous nous sentions en accord avec la nature qui nous mettait en contact avec le mystère de la vie et de la mort. Je connus dans le silence de ce moment une sorte de joie tranquille en harmonie avec la paix d’alentour. J’étais heureuse d’exister, d’être dans l’herbe folle, entre les oliviers, d’être dans la campagne de l’Algérie. “Herbe folle et olivier” éveillent l’écho d’une autre joie enfantine en réponse à une proposition-surprise de ma mère : “Pour changer du Jardin d’Essai, jeudi prochain, ma belle, si nous allions goûter à l’Olivage ?” 

  Il est vrai que je n’aime pas le Jardin d’Essai ; ses arbres gigantesques m’inquiètent avec leurs lianes comme des reptiles et leurs piquants cruels en guise de feuillage. Tandis que l’Olivage pour la citadine que je suis c’est mon Petit Trianon avec une buvette de fortune qui dispense de la limonade, quelques chaises de guinguette, un petit âne pensif, des poules, quelques chèvres... Mais surtout, la prairie immense qu’on nous laisse dévaler en liberté jusqu’au fossé secret où poussent la menthe des champs et l’asphodèle.   J’aime cet Olivage, il me donne un sol ferme sous les pieds, un ciel ouvert au-dessus de la tête et la sensation de respirer pleinement sous le soleil. Le plus lumineux des "phares", sur le parcours de mon voyage, est un simple chemin de terre qui, depuis une hauteur (la colonne Voirol) embaumant l’eucalyptus, au-dessous de la colline d’Hydra suit le fond d’un ravin entre deux rives escarpées pour gagner, près de la route du Front de mer, un quartier populaire - le Ruisseau.    Ce chemin - le ravin de la “ Femme Sauvage ” - je le découvris cette fois avec mon père lors de ma première visite à son usine du Ruisseau. La nouveauté du paysage, l’étrangeté de son nom, la vitesse de la vieille Renault familiale sur la pente abrupte du ravin, tout pouvait donner à ce voyage un charme un peu maléfique qui n’était pas sans rapport avec un autre type de “surprise” : le contact avec l’inconnu, les quartiers pauvres et un monde d’ouvriers arabes. J’étais tout étonnement et toute frayeur de dévaler ainsi la pente cahoteuse tandis que défilaient de chaque côté des vitres des haies d’une végétation si exubérante que je m’attendais à tout moment à voir surgir entre les lianes et les cactus géants les lions, singes et reptiles du Douanier Rousseau. Mais en même temps, après la sécheresse des eucalyptus cendrés par la poussière des hauteurs, j’étais ravie de cette irruption dans le vert d’un vallon si frais, si profond, que naïve, je le croyais bel et bien traversé par un vrai cours d’eau - ce Ruisseau où m’emmenait mon père et qui était la promesse de “la traversée du ravin”.   Mais, désenchantée, je revois l’environnement laid et sale des taudis du Ruisseau, les rigoles noirâtres dans la cour de l’usine où se faufilaient des rats, les bassins de trempage des cuirs d’où s’élevait une puanteur suffocante. Je me revois aussi, mal à l’aise au milieu de ces hommes dont les peaux basanées, les traits marqués et les hardes me disent bien qu’ils appartiennent à une autre population algérienne.  Tout à coup seule, je me retrouve à nouveau au bas de la ville sur la barrière du Boulevard Front de mer au terme d’un voyage inachevé !    La Femme Sauvage, l'Algérienne inconnue aurait dû me conduire sur un chemin en sens inverse, en direction de "l'Intérieur".

    Derrière la façade du Front de mer, je trouve la substance de la ville - les visages, les noms -, dans le quartier de l’appartement que j’ai toujours connu, rue de Constantine à l’ombre de l’église Saint Augustin.  Mon quartier, je le connais bien ; je l’étudie du balcon de ma chambre, où j’ai élu domicile en compagnie de mes oiseaux et de ma malle à déguisements. Le balcon donne côté chambres sur la petite rue "de derrière" juste au-dessus de l’École communale de garçons.   Chaque jour, au troisième, il y a une petite fille qui se pare d’un beau voile bleu de lune avec un diadème tout brillant de nacre et d’étoiles pour se donner en spectacle à un public composé en majorité de petits yaouleds massés devant la porte de l’école avant l’ouverture, à l’heure de la sieste. Afin de mieux s’assurer son succès auprès des garçons alors “qu’elle ne parle pas aux petits indigènes, en bas dans la rue”, elle leur lance des sous du haut de son balcon. Quels cris et ovations elle recueille ! Hier, le Directeur alarmé par les clameurs a dû même faire rentrer ses ouailles avant l’heure, précipitamment   Souvent, avant de me rendre à la classe de l’après-midi, je délaisse le balcon, écourtant la pause du déjeuner et par le chemin des écoliers, j’accomplis mon circuit du quartier. À peine sortie de la cage noire et crasseuse de l’escalier de service, je me trouve dans la rue des Chevaliers de Malte, espace plein de recoins habités et d’échappées sur un petit monde singulier et autonome où l’air se fait léger, mes jambes agiles à cause de toutes ces balises aimées sur mon chemin, qui ont un nom et un visage. D’abord “le Moutchou”, mozabite ventru, barbu, portant lunettes comme les sages orientaux : de son “cabinet d’épices” s’échappent des effluves de coriandre, sésame, safran, mêlés à l’odeur chaude comme du pain des grands sacs de toile grossière qui recèlent ces aliments essentiels- semoule et pois chiches - venus des oasis fabuleuses du M’zab, sa terre d’origine... Un peu plus loin, il y a “la Sale”, Espagnole réputée pour son "gros pain" ; il trône à même le comptoir au milieu des mouches et de madeleines huileuses, rebondies, qui font mes délices.   Me voilà au milieu du carrefour. Le matin, le marché de primeurs s’y tient tous les jours de l’année : fèves fraîches, artichauts violets, oranges sanguines s’amoncellent sur des charrettes bancales tandis que les jeunes marchands si dégourdis s’activent sous l’œil amusé du pharmacien, Monsieur Nino, à son poste sur le pas de la porte “du magasin" .   Ce carrefour miniature c’est ma boussole ; il vaut pour moi toute une ville ! J’y marque une pause avant de me décider, un peu à regret, à revenir sur mes pas et à terminer mon escapade par le détour d’une ruelle latérale pour le seul plaisir de pouvoir entendre le “marchand de beignets arabess israélite” dire, avec un accent théâtral, en échangeant contre de menues pièces ses chefs d’œuvre gonflés, dorés et ses z’labïas dégoulinants de miel : “je vous remercie, chère Madame... comment dirais-je... infiniment !” J’entreprends, au coin de l’échoppe du cordonnier, le pauvre comme un cul-de-jatte dans son trou noir, la descente des escaliers nauséabonds pour regagner mon école au coin du Boulevard Front de mer, rue de la Liberté.    J’aime mon école, la Communale : on y chante les Rondes et Chansons de France et l'on y danse la Capucine  toutes ensemble, avec mes camarades aux noms bigarrés : Acquaviva, Aboulker, Garcia, Bensaïd, Schembri, Zmirou...   Sur la photo de classe dans le préau, je suis assise par terre, devant, avec “les petites".  Zineb, mon amie est debout derrière moi. Quand je regarde le cliché, je m’étonne d’être la seule à ne pas avoir souri devant l’appareil. Un pli vertical entre les deux sourcils relevés... les lèvres serrées comme les cheveux retenus sur le côté par une barrette bien sage - lèvres closes sur une parole retenue ; le front creusé par l’interrogation ou le doute, une fois de plus.

   Dans les rues, l’adolescente précoce que je suis devenue se profile contre la façade de la Ville, silhouette sans visage. Déjà faite comme une femme et habillée comme il faut, j’arpente l’espace alloué à une jeune fille de bonne famille, l’appartement - le lycée, le lycée - l’appartement quatre fois par jour. Espace aseptisé, soustrait à l’univers interdit de la Casbah, aux parfums de poivre et de cumin, aux couleurs vives des primeurs du marché arabe, rue de la Lyre, aux échoppes et à leur odeur de cuir des artisans juifs, rue de Chartres, bref au mouvement, à la chaleur du monde des coulisses, derrière le rideau de scène du Boulevard Front de mer.   Les “Dumont d’Urville”, “Bugeaud”, “Isly” de mon parcours quotidien ! Leurs noms éloquents aux accents de conquête et de batailles gagnées ne me font pas vibrer, indifférente que je suis à tous ces valeureux (navigateurs ou maréchaux) qui ont planté, dans l’exaltation, le drapeau français en terre coloniale. Ces rues sont sans âme, anonymes sauf quand mon regard s’échappe, escalade les grands immeubles et s’empare de leurs faîtes : ah ! là-haut sur les terrasses blanches le rose et le vert mauresque des lessives généreuses qui flottent librement dans le soleil, me touchent bien d’avantage qu’un drapeau tricolore !   La rue d’Isly, la Rue par excellence, étroite, plate, banale et pourtant artère vitale entre toutes, avec une “borne” tous les dix mètres : depuis le cinéma Olympia, et Le Petit Duc, en passant par le grand parfumeur Lorenzy Palanka et la Maison de fruits confits et dattes fourrées en face des Galeries de France jusqu’à l’antiquaire Zagha qui fait venir du Sud flacons et bijoux d’argent ciselé. Quand elle atteint le cœur administratif de notre capitale, la Rue semble se dissoudre et disparaître entre l’esplanade de la Grande Poste, le départ du réseau de trolleybus et le jardin du Monument aux Morts, sous le Gouvernement Général (de cet endroit-là on aperçoit la baie : un arrondi parfait et d’un bleu abstrait, sévère). Mais non, elle continue, la Rue, égayée par des terrasses de cafés et me conduit au terme de mon espace, le lycée de Jeunes Filles “d’en- bas” - mon Lycée.   Quelques mètres avant de s’épanouir en Michelet, à la lisière des beaux quartiers, Isly jouit du privilège de voir les garçons faire les beaux pour les jolies filles d’Alger en déambulant nonchalamment et rituellement aussi - à heure fixe et pas sur n’importe quel trottoir, celui de la sortie des "grandes" du Lycée. Je ne participe pas encore à cette cérémonie, n’ayant pas l’âge de me farder ou de m’épiler les sourcils, mais je me demande si ce titre de distinction "faire la Rue d’Isly" me donnera plus tard le sentiment d’être moi aussi une  fille d’Alger, et d'appartenir à la Ville ! Je la regarde de l’extérieur et ne songe pas à l’appeler “ma Ville” ! je souris toujours devant ses visiteurs entichés de la spectaculaire enfilade d’immeubles ornée d’arcades sur le Front de mer et du coup d’œil Place du Gouvernement - Amirauté, vedette de toutes les cartes postales ou des peintures bien cotées des pensionnaires de la Villa Abd’-el-Tif !

         Pour moi, le cœur de la Ville se doit d’être... ailleurs.    Car, à peine ai-je dépassé les limites de mon espace quotidien, au bar de l’Otomatic et que je vois les rues monter, monter, alors, je m’évade avec elles, à pied ou en voiture et je me sens palpiter pour une ville qui, dépositaire de mes désirs, me devient  chère comme un secret.    À la première station de mon chemin d’élection, le Parc de Galland, je me retourne pour surprendre la baie qui apparaît placide, sereine en contrebas des beaux immeubles. Au-delà du Palais du Gouverneur dont je devine la splendeur j’ai le choix entre deux tentations, à la fourche du trolleybus : il y a bien, à gauche, les grands hibiscus rouges tapis dans les parterres d’ombre des jardins à l’orientale, à l’hôtel Saint Georges, et mieux encore le Parc de “Mustapha Supérieur”, l’autre Lycée de jeunes filles, le Lycée “d’en haut”. Mais c’est l’itinéraire de droite qui l’emporte et mon ascension se termine dans un amphithéâtre tendu de bougainvillées au Balcon Saint Raphaël là où “ma” ville, toute blanche, semble vouloir dégringoler la colline et nous précipiter elle et moi dans le bleu de la baie qui nous embrasse totalement.

 

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Date de dernière mise à jour : 25/04/2016