La mémoire des juifs d'Algérie, entre mythes et réalités historiques

La mémoire des Juifs d’Algérie, entre mythes et réalités historiques

Colloque organisé par l’EFJA au Sénat le 18 juin 2012, à l’occasion du cinquantième anniversaire du départ des Français Juifs d’Algérie

Denis Cohen-Tannoudji

Il y a 50 ans, environ 110 000 Juifs d’Algérie s’exilaient en France métropolitaine. Comme Français, comme hardant partisans de la République, ils sont assimilés au million de Pieds Noirs, ils se fondent dans la masse des « rapatriés ». Pourtant leur identité, tout à la fois séfarade, algérienne et française est bien plus complexe. En réalité, c’est leur Histoire qui est ignorée, et particulièrement parmi les premiers intéressés. Il y a certes les mémoires orales qui se transmettent au sein des familles, mais ces narrations sont souvent tintées d’anachronismes ou mythifiées. Malgré les travaux historiques de ces dernières décennies, sans doute fallait-il attendre 50 ans après l’exil pour que l’Histoire de ce monde révolu soit davantage révélée.

La faible connaissance qu’ont les Juifs d’Algérie de leur propre histoire s’explique de deux façons. Comme Français d’abord. L’école républicaine ne leur a pas enseigné l’histoire du peuple juif. Celui-ci d’ailleurs n’existe pas, car les Juifs de France s’inscrivent depuis 1791 dans le paradigme de Clermont-Tonnerre : « tout pour les juifs en tant qu’individu, rien en tant que nation ». Cette négation de l’identité juive collective est si forte, qu’en 2009, des journalistes français ont accordé leur Grand Prix au sociologue Shlomo Sand pour son essai niant l’existence du peuple juif, délégitimant ainsi sa nation souveraine, l’Etat d’Israël, qui pourtant paie son salaire à l’Université de Tel Aviv. Le curriculum français en Histoire juive a peu évolué depuis le temps de l’Algérie française, on y enseignait l’histoire des Hébreux, au passé simple, on enseigne aussi maintenant l’histoire de l’Affaire Dreyfus et de la Shoah. Comment dans ces conditions percevoir la continuité historique du peuple juif, et en particulier ici, sa composante établie pendant deux mille ans en Algérie ?

Les Juifs d’Algérie ont aussi une faible conscience de leur propre histoire, parce que juifs. Cette contradiction réside dans la nature même du mode de transmission de la tradition juive. Comme l’a décrit l’historien Yerushalmi, alors que la Torah constitue le canon du récit historique, les rabbins n’ont pas considéré l’histoire postbiblique comme prioritaire pour la transmission de la tradition juive. L’histoire juive s’est en effet écrite bien tardivement, lors de la rencontre entre le Judaïsme et les Lumières. L’heureux paradoxe est que les nombreuses sources écrites rabbiniques ont indirectement servies à établir l’histoire juive. Cette révolution intellectuelle a été bien plus tardive pour les communautés juives issues du monde arabo-musulman. Cela n’a donc pas aidé les Juifs d’Algérie à connaître leur propre histoire.

La présence juive au Maghreb est bimillénaire, et elle précède largement la conquête arabe. Les premiers peuplements juifs datent de l’époque romaine, puis byzantine. On en trouve trace dans l’archéologie, à Carthage en particulier, et dans la littérature chrétienne ancienne comme Tertullien et Saint Augustin. Les premiers Juifs du Maghreb ne sont sans doute pas des Berbères judaïsés, contrairement à ce que prétend Shlomo Sand. Il n’y a aucune source historique qui démontre une judaïsation des Berbères, en particulier dans la Guéniza du Caire, riche en écrits maghrébins. Même si des conversions au judaïsme ne sont pas à exclure, elles ne sont pas la règle. Comme ailleurs, les Exilés juifs s’intègrent à la culture majoritaire. Cette berbèrisation est très prononcée lorsqu’on s’éloigne des côtes, en particulier chez ceux qui, à la suite des persécutions de Justinien, ont trouvé asile dans les confins du Sahara septentrional, un siècle avant la conquête arabe. De plus, la reine Kahena n’était sans doute pas juive, mais chrétienne. C’est ce que démontrent des historiens, comme Hirschberg, contredisant les écrits de Ibn Khaldoum rédigés des siècles après les faits.

Une deuxième vague de peuplement juif au Maghreb intervient après la conquête arabe, au VIIIème siècle. La plupart de ces Juifs viennent de Mésopotamie, qui grâce à la formation du Califat, fait partie du même ensemble géopolitique que l’Afrique du Nord et l’Andalousie. On retrouve leur trace au Maghreb grâce à la littérature et aux correspondances rabbiniques dans les villes de Mahdia,Gabès, Kairouan, Tahert, Tlemcen, Sidjilmassa et Fès. Depuis Babylone jusqu’à Cordoue, en passant par l’Afrique du Nord, les Juifs se retrouvent fédérés par les mêmes lois, la dhimmitude, code islamique les assignant dans un cadre sociopolitique, et le Talmud Babli, matrice hébraïque cultuelle et culturelle. L’arabe favorise aussi leur unité. Vu du Levant musulman, l’Afrique du Nord et l’Andalousie sont alors nommées « Occident », Maghreb, quand les rabbins parlent de Sefarad et non de Ma’arab. Pourtant, ces deux termes se confondent ! Ainsi, avec sa part berbère, l’identité séfarade constitue-t-elle la matrice des « Juifs d’Algérie », bien avant les exils espagnols en Afrique du Nord entre 1391 et 1492. Quelle ironie de voir de nos jours en Israël les Juifs séfarades appelés Misrachi, c’est-à-dire orientaux !

Le Maghreb joue, dès le IXème siècle, un rôle éminent dans l’avènement de l’unité séfarade. Comme en Andalousie, il y émerge nombre de philosophes et scientifiques juifs. Les rabbins de Kairouan arbitrent les litiges des communautés du Maghreb. Un personnage incarne cet âge d’or maghrébin et andalou : le rabbin Yitz’haq al-Fassi dit le Rif, né en 1013 à Qal’at Hammad près de Constantine, étudie à Kairouan puis s’établit en 1048 à Fès où il demeure jusqu’en 1088. Il s’installe ensuite en Andalousie, fonde une Yeshivaà Lucène où il meurt en 1103. Al-Fassiest célèbre pour avoir mis en forme la première codification du droit talmudique qui s’affranchit de l’autorité de Babylone.

Le judaïsme maghrébin a alors failli disparaître. En 1057, la Tunisie et l’Est de l’Algérie subissent l’invasion arabe hilâlienne qui ravage tout sur son passage. Surtout, en 1147, la tribu berbère almohade originaire du Haut Atlas s’empare du Maghreb et de l’Espagne musulmane. Fidèles d’un islam simpliste et ardent, les Almohades imposent la conversion des Dhimmis. Juifs et chrétiens d’Andalousie se réfugient en Castille et en Aragon. Si des Juifs maghrébins parviennent à s’échapper en Egypte et en Sicile, la plupart optent pour une acceptation de l’islam, souvent en observant secrètement le judaïsme. L’intensité de la pression exercée par les Almohades reste toutefois une question controversée parmi les historiens. Les Juifs n’ont-ils pas survécu en Afrique du Nord ? Pourtant, il est patent que la créativité juive disparaît du Maghreb ; ainsi Abraham Ibn Ezra, un lettré andalou réfugié en Castille en 1147, cite-t-il les communautés juives d’Afrique du Nord totalement sinistrées en un très court laps de temps.

Une autre indication de la dureté de ces conversions almohades est le sort parallèle des populations chrétiennes maghrébines qui disparaissent totalement de l’Histoire.

Entre temps, le centre de gravité du monde séfarade s’est déplacé de Cordoue l’islamique à Tolède la chrétienne. Au moment où l’islam andalou et maghrébin se replie, c’est l’Espagne chrétienne qui s’ouvre à la science arabe et grecque et à ses commentateurs arabisants et hébraïsants. Mais les émeutes de 1391 clôturent cette période florissante. Cette année-là, les juderiassont livrées au meurtre. Les conversions au catholicisme sont nombreuses. Des Juifs s’exilent en Afrique du Nord, où les Hafsides et les Mérinides ont entre temps pris le dessus sur les Almohades et sont revenus à une pratique musulmane classique. Pourtant des émeutes émaillent souvent le Maghreb, comme à Fès en 1270, lorsque des « nouveaux musulmans » se remettent à pratiquer le judaïsme. En revanche, pour les Juifs espagnols ayant fui les émeutes de 1391, le Maghreb mérinide et hafside devient un refuge, comme pour les rabbins Duran, Barfat et Bonastruc qui trouvent asile à Alger. Ephraïm Enkaoua s’enfuit lui de Tolède pour Agadir, puis Tlemcen. Nous recensons aussi les Nadjar qui s’établissent à Constantine en 1395. Ces rabbins espagnols sont les premiers lettrés séjournant en Afrique du Nord depuis la destruction des communautés juives suite aux invasions hilâliennes et almohades. Leurs écrits révèlent l’ignorance des enseignements rabbiniques élémentaires chez les Juifs maghrébins. Cette renaissance se consolide avec les réfugiés de 1492-97. C’est donc du fait de ce reflux hispanique en Afrique du Nord que le judaïsme maghrébin va finalement survivre.

A l’image du souverain wattaside de Fès, Mu’hammad al-Cheikh, désigné comme « grand roi, Juste parmi les nations », les autorités d’Afrique du Nord dressent peu d’obstacles à l’entrée de réfugiés espagnols sur leurs terres. Les principaux points de chute se situent le long des côtes marocaines et algériennes. L’arrivée des exilés juifs espagnols au Maghreb ne se déroule toutefois pas dans une atmosphère accueillante. Outre la dureté que peut avoir la dhimmitude, ayons à l’esprit qu’entre 1453 et 1465, Fès avait vu une partie de sa population juive massacrée, et les survivants parqués dans un nouveau quartier qui sera désigné dès lors comme le Mellah. En 1492, le Cheikhde Tlemcen massacre des Juifs du Touat avant de déporter les survivants dans le Mzab. Certains autres faits sont aussi dramatiques : des exilés arrivés sur le littoral algérien se voient empêchés de descendre à terre ; certains sont capturés comme esclaves puis libérés par des communautés juives locales ; quelques Juifs sont même éventrés afin d’extraire de leurs entrailles l’or qu’ils avaient supposément avalé. D’autres sont découragés par l’hostilité ambiante. Accablés, certains décident de faire demi-tour et de revenir en Espagne où ils acceptent en définitive d’être baptisés.

Cette hostilité n’empêche pas le Maghreb d’être le refuge pour nombre de Juifs espagnols et portugais, en particulier beaucoup de lettrés. Mais cette renaissance hébraïque, porteuse en elle-même d’une nouvelle créativité séfarade, n’a pas l’opportunité de s’y enraciner. Elle est éphémère car les raids austro-espagnols, fréquents avant la présence ottomane, font partir une nouvelle fois ces savants juifs. Les exilés ont ainsi à peine le temps de fouler le sol maghrébin qu’ils sont harcelés par les troupes du Cardinal Ximenès qui massacrent les Juifs d’Oran, de Bougie et de Tripoli, entre 1509 et 1510. En 1535, Tunis, est victime d’un raid mené Charles Quint, dont les soldats déploient un zèle assassin à l’égard des Juifs, comme plus tard, lors des incursions de Tlemcen, en 1541, et de Mahdia, en 1550.

Beaucoup de lettrés juifs hispaniques se réfugient dans le Levant ottoman, où, surtout sous les règnes de Suleyman le Magnifique et de son fils, Selim II, l’accueil est plus favorable qu’au Maghreb. Entre l’Egypte, Jérusalem, la Galilée et les Balkans, le monde séfarade jouit d’une nouvelle vitalité : la conscience politique proto-sioniste de Gracia Nassi, le projet de Ya’acov Berab visant à rétablir le Sanhédrin de Jérusalem, la Galilée gouvernée par le duc de Naxos, Yosef Nassi. Sous la protection de ce dernier, la ville Safed est l’épicentre d’une nouvelle créativité juive : talmudique, avec la code rabbinique de Yosef Caro qui unifie le peuple juif ; mystique, avec les écrits de Yitzhaq Luria Ashkénazi qui va inspirer la Kabbale séfarade et la Hassidout ashkénaze. Passée la période du duché de Galilée, les Séfarades hollandais et livournais viennent en aide aux différentes Yeshivot de Jérusalem, Safed, Tibériade et Hébron. Les visites d’émissaires d’Erets Yisrael à travers la diaspora, en particulier au Maghreb, y font circuler une créativité juive.

Que ce soit au Maroc resté en dehors de la sphère ottomane, ou dans les Régences d’Alger et de Tunis, les élites juives conservent ainsi une vitalité intellectuelle. Les dynasties rabbiniques des Tolédano et des Berdugo à Meknès, les Danan et les Abensur à Fès, les Ankaoua à Tlemcen, les Serror et les Duran à Alger, les Guedj à Constantine, les Cohen-Tanoudji et les Borgel à Tunis, sont les auteurs d’une abondante littérature talmudique. Mais leur réputation spirituelle semble terne en comparaison de celles de leurs défunts maîtres. Le contexte sociopolitique n’a guère permis de faire émerger de nouvelles élites capables de fournir une essor créatif à ces populations juives mal en point. Si celles-ci partagent avec le reste de la population des conditions socioéconomiques difficiles, les Juifs subissent aussi la dhimmitude qui a tendance à nettement se durcir dans un califat ottoman en déclin. A partir du XVIIèmesiècle, l’établissement de Livournais à Tunis et à Alger expose les élites juives maghrébines à la modernité séfarade qui a entre temps émergé à Amsterdam et Livourne, au demeurant bien avant la Haskalaallemande et les idéaux de 1789. Dans cette marche vers la modernité, du fait de leur statut politique diminué lié à la dhimmitude, ces élites sont aussi poussées à se rapprocher de la France des Lumières, jugée protectrice face aux émeutes qui émaillent le Maghreb comme en 1805 à Alger, en 1857 à Tunis ou bien en 1860 à Tétouan. Il est loin le temps où les échecs des invasions hispaniques étaient célébrés comme de petits Purim. Ainsi, s’il faut retenir un élément positif de la colonisation, c’est d’avoir libérés les Juifs dhimmis de leur servitude.

En partie nourries par les Lumières françaises et séfarades, les volontés réformistes des élites juives maghrébines sont toutefois prudentes au début de la colonisation. Ainsi, le parachutage de rabbins métropolitains est-il mal vécu par les Juifs d’Algérie. Avant l’attribution collective de la citoyenneté individuelle par le décret Crémieux en 1870, bien peu de Juifs algériens (quelques centaines sur 30 000) ont cherché à devenir citoyens français, alors qu’ils avaient, dès le Sénatus Consulte de 1865, la possibilité de le faire. Les Juifs d’Algérie vont tellement se battre par la suite pour maintenir ou rétablir le décret Crémieux qu’ils ont cru l’avoir demandé... Si on oppose souvent les partisans de l’Emancipation française et les tenants de la Tradition séfarade, les positions des uns et des autres sont en réalité bien plus nuancées. Certains rabbins ou notables sont d’ailleurs tentés par le choix d’une troisième voie, celle de l’auto-émancipation judéo-arabe et hébraïque. Ces démarches sont toutefois vaines face à une acculturation française inéluctable. Car avec l’application en 1882 des lois Ferry instituant l’école laïque républicaine, gratuite et obligatoire, les Juifs d’Algérie, toute classe sociale confondue, expriment une véritable passion scolaire.

Les phénomènes de naturalisation et de scolarisation engendrent un rejet de la caste coloniale. L’hostilité anti-juive d’origine arabo-berbère n’a certes jamais cessé ; le décret Crémieux a créé un ressentiment au sein de la population musulmane : les anciens dhimmis ne se sont-ils pas ainsi élevés au rang des colons ? Mais c’est surtout parmi une partie de la population coloniale que se manifeste un nouvel antisémitisme. S’il s’appuie également sur le rejet du décret Crémieux (comment des indigènes peuvent-ils prétendre devenir Français ?), il s’alimente d’une nouvel idéologie portée par Edouard Drumont. Des violences antijuives secouent l’Algérie pendant plusieurs années. C’est durant cette époque que la francisation des Juifs atteint son paroxysme. Cette hostilité hâte les mutations socioculturelles des Juifs, en particulier la disparition du costume indigène et l’abandon des prénoms hébraïques. La fin de l’Affaire Dreyfus en 1906 apaise les esprits, rassure les Juifs d’Algérie qui ont fait le choix de la France républicaine, et assèche les tentations sionistes naissantes. L’engagement des Juifs d’Algérie durant la Grande Guerre achèvent d’éteindre, pour un temps, l’incendie antisémite.

De ces révolutions politique et scolaire, découlent les mutations socioculturelles de la société juives algérienne. Le français se substitut au judéoarabe, les Juifs s’éloignent de la population arabo-berbère colonisée, même si de forts liens socioculturels subsistent. Une classe moyenne émerge. Si une fraction de l’élite juive conserve un rôle rabbinique, orthodoxe ou moderniste, d’autres investissent de nouveaux champs intellectuels. L’esprit grégaire des débuts de la colonisation fait place à une diversité d’opinions politiques. L’antisémitisme colonial et les relents de la dhimmitude cantonnent toutefois les Juifs d’Algérie dans leur sphère communautaire, évitant à l’Emancipation française d’être autant assimilatrice qu’en métropole.

Malgré cette pluralité politique et socioculturelle, l’Histoire affecte de nouveau collectivement les Juifs du Maghreb. Des émeutes touchent Constantine en août 1934. Comme en 1912 à Fès, certains Colonisés font passer un message aux Colonisateurs par victimes juives interposées. Ce pogrom, suivi d’un long boycott, commis par une frange de la population arabo-berbère, sous les yeux complices de l’administration et d’une partie de la population coloniale, porte en germe les ruptures à venir : de la sombre époque de Vichy jusqu’au déracinement. Certains au sein des élites juives et musulmanes réparent les dégâts. Des notables juifs défendent le projet Blum-Violette visant à élargir à certains musulmans l’accès à la citoyenneté française ; dès 1938, l’Union des Croyants Monothéistes joue un rôle pour nouer le dialogue.

Ces liens-là font que les relations judéo-musulmanes sous Vichy ne dégénèrent pas en Algérie contrairement à d’autres pays arabes, comme l’Irak, où un très violent pogrom survient en juin 1941 à Bagdad. Au Maghreb, où la pression militaire allemande est nulle, toutes les lois de Vichy s’appliquent. Certaines sont instituées pour l’Algérie comme l’abrogation du décret Crémieux le 7 octobre 1940. Sur les 116 000 Juifs recensés, la plupart étant citoyens français depuis trois générations, seuls 1 300 conservent la nationalité française. Une des mesures les plus vexatoires est celle qui, en 1941, limite la scolarisation. Vichy interdit aussi l’exercice de certains métiers. Le Service algérien des questions juives entreprend la spoliation économique. Le débarquement anglo-américain sur les côtes marocaines et algériennes en novembre 1942 sauve les Juifs maghrébins. Rappelons-nous qu’en janvier 1942 à la conférence de Wannsee, ils étaient inclus dans les objectifs chiffrés d’extermination alloués pour la France. D’ailleurs, ceux installés avant guerre en métropole n’échappent pas à la Solution Finale ; des centaines de Juifs nés en Afrique du Nord sont recensés parmi les 78 000 déportés depuis la métropole.

En Algérie, le retour à la normale est toutefois lent : le 14 mars 1943, l’administration dirigée par Henri Giraud abroge une seconde fois le décret Crémieux avec un incroyable argument antidiscriminatoire, « le Juif à l’échoppe, l’arabe au bled ». Ce nivellement par le bas achève de convaincre Ferhat Abbas de publier son manifeste du peuple algérien. Les soldats juifs restent encore cantonnés dans les camps de pionniers créés pour eux par Vichy. Le décret Crémieux n’est rétablit que le 21 octobre 1943, une fois que la Tunisie et la Sicile soient libérées des Nazis et que de Gaulle ait pris le dessus sur Giraud.

A la Libération, les violences de Sétif contre les Européens, réprimées dans un terrible bain de sang, ne visent que le pouvoir colonial. Les Juifs d’Algérie ne rencontrent plus d’hostilités comme en 1934, alors qu’entre 1945 et 1948, les Juifs d’Aden, d’Alep, de Bagdad, du Caire, de Tripoli ou d’Oujda font face à de violents pogroms. Pendant dix ans, les Juifs d’Algérie vivent une nouvelle émancipation française. Les forces qui avaient transformé en profondeur cette communauté se remettent en place. Lorsque le 1er novembre 1954, des nationalistes algériens font exploser des bombes dans les Aurès, les Juifs d’Algérie n’en perçoivent pas encore la portée. Trois générations après le décret Crémieux, ils considèrent naturellement la France comme leur patrie ; il est aussi essentiel de rappeler que la communauté juive garde en mémoire le pogrom de Constantine de 1934, qui a rappelé l’hostilité d’une frange de la population arabo-berbère à son égard, et les lois antisémites de Vichy de 1940 à 1942, qui hypothèquent tout autant un soutien aux franges jusqu’au-boutistes des partisans de l’Algérie française. Ainsi, si une poignée de Juifs rejoint la cause du F.L.N., une fraction presque aussi réduite s’engage dans l’O.A.S.. Pourtant, ces militants, pour ostentatoire qu’eût été leur action, ne représentent qu’une infime minorité et ne doivent pas dissimuler l’extrême modération de la grande majorité des Juifs pendant la guerre d’Algérie. Au fur et à mesure que le conflit s’enlise, les Juifs sont de plus en plus pris pour cible. Ces violences atteignent leur apogée le 12 décembre 1960, avec l’incendie de la Synagogue de la Casbah d’Alger, de ses rouleaux de la Torah apportés en 1391 par les Duran. Le 22 juin 1961, c’est l’assassinat à Constantine de Raymond Leyris, le symbole du dialogue entre communautés juives et arabo-berbères. Ces événements sonnent le glas de la présence juive en Algérie.

En 1962, l’exil a en réalité été double. C’est certes la fin de la présence française en Algérie, c’est aussi la fin de la présence séfarade dans le monde arabo-musulman. Si un million de Français quittent l’Algérie en 1962, près d’un million de Juifs ont aussi abandonné dans les années 50-60, de grés ou de force, le monde arabo-musulman. 600 000 Séfarades se réfugient en Israël, 300 000 rejoignent la France correspondant à 90% des Juifs d’Algérie, 50% de ceux Tunisie et 15% de ceux du Maroc et d’Egypte. Ceux qui arrivent en France sont francophones, souvent déjà citoyen Français, comme la totalité de ceux d’Algérie. A l’opposé, les Séfarades réfugiés en Israël sont le plus souvent arabophones, traditionnalistes et amputées de leurs élites francophones et anglophones, parties en France, en Angleterre ou en Amériques. Si la création de l’Etat d’Israël a fragilisé la condition des Séfarades dans le monde arabo-musulman, il y a d’autres raisons pour expliquer cet exode. Des raisons positives d’abord. Une partie de la population séfarade a eu un élan messianique. D’autres, plus sécularisées, militaient déjà pour le mouvement sioniste. Et des Juifs d’Algérie se sont aussi installés en métropole bien avant 1962. Les nations arabes ont encouragé leurs Juifs à partir. Les exodes furent traumatisants en Irak, en Egypte, en Libye, en Syrie et au Yémen. Les moins violents furent au Maroc, en Tunisie et au Liban. L’Algérie est ici un cas particulier. La décolonisation se fait à l’issue d’une guerre. Et c’est la seule fois dans leur Histoire que les Juifs s’exilent mêlés à un autre peuple, qui est également le leur. Pour certains, la responsabilité de ce déracinement en incombe au sionisme. Pourtant, bien avant 1948, l’agitation nationaliste arabe est émaillée d’émeutes antijuives, nous l’avons rappelé. Il existe donc une autre raison qui pousse certains à s’exiler, alors même que leur condition de vie reste parfois correcte : les Séfarades n’ont-ils pas gardé au fond de leur mémoire le souvenir de la dhimmitude qui asservissait leurs ancêtres avant la colonisation ? Histoire sans doute ignorée, mais in fine pas si ignorante... Aujourd’hui, malgré une présence résiduelle au Maroc et en Tunisie, on ne peut que constater le total déracinement de la présence juive bimillénaire du monde arabe, en particulier en Algérie. Les nationalistes maghrébins n’ont-ils pas finalement réussi là où les Almohades avaient échoués ?

Pourtant, les pères de l’indépendance algérienne, Ferhat Abbas et Messali Hadj, s’étaient souciés de garder en Algérie les populations non musulmanes ; mais ils ont été privés de leur rêve par les durs du FLN. Ne développons pas en effet une vision trop lacrymale de l’histoire juive. Comme l’a démontré l’historien américain Mark Cohen, les Juifs au Moyen âge ont globalement moins souffert dans le monde musulman qu’en chrétienté. Le bien être des Juifs a été corrélé avec le contexte politique, en particulier avec une application plus laxiste de la dhimmitude. Le passé juif en terre d’islam alterne les périodes sombres et éclairées. Oui, il y a bien eu des âges d’or judéo-musulmans, par exemple l’Andalousie et le Maghreb pré-almohades, le califat ottoman au XVIème siècle. Pourtant, la souffrance séfarade en terre d’islam est parfois minorée. Si les dirigeants des pays arabo-musulmans et des bien-penseurs occultent ce phénomène, l’historiographie du peuple juif la néglige encore malgré des travaux récents. L’incapacité à cerner cet aspect historique a sans doute empêché d’appréhender le phénomène des violences antisémites apparu dans les banlieues françaises il y a 12 ans. Il faut dire que les Séfarades, baignés dans une certaine nostalgie, enjolivent parfois leur propre passé. Certains Juifs d’Algérie sont ainsi nostalgiques, ce qu’on appelle la nost’Algérie. Mais cela s’explique, la génération de l’exil n’a pas connu la dhimmitude… Et la période coloniale, le seul moment de l’Histoire qu’ils ont connu là-bas, hormis le temps de Vichy et des moments antisémites de tout bord, a d’abord été pour eux une formidable époque d’émancipation. Dans la découverte de la dimension juive de cette Histoire, il ne s’agit en effet nullement de minimiser la part française de l’identité des Juifs d’Algérie.

Ainsi, dans le contexte d’une France multiculturelle en mal de son passé vichyste et colonial, l’étude de l’Histoire séfarade maghrébine, et en particulier celle des Juifs d’Algérie, apparaît-elle plus que nécessaire.

 

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