Les juifs d'Afrique du Nord sous Vichy

Les Juifs d'Afrique du nord sous Vichy de Michel Abitbol

Riveneuve Éditions 1983 rééditions 2008 et 22 novembre 2012

Les juifs d afrique du nord sous vichy

Les Juifs d’Afrique du Nord ont échappé à l’arithmétique macabre de la déportation de masse, mais non à l’antisémitisme de la France vichyste. Entre 1940 et 1943, le commissariat général aux questions juives orchestre de sa propre initiative, et sans intervention allemande, un véritable arsenal répressif à l’encontre des 400 000 Juifs du Maroc, d’Algérie et de Tunisie : déchéance de nationalité, ségrégation, aryanisation des biens, vexations, emprisonnements…Nourrie d’archives inédites et de nombreux témoignages, la somme de Michel Abitbol questionne cepassé douloureux. Au-delà de l’analyse factuelle, l’historien explore les sources de cet antisémitisme et retrace minutieusement les luttes juives pour le rétablissement progressif de leurs droits politiques. Revêtant une réelle force testimoniale, l’ouvrage donne un nouvel éclairage sur la réalité de cette oppression du fait de l’État français, et constitue la première synthèse de l’histoire des judaïcités maghrébines pendant la Deuxième Guerre mondiale.

 

Analyse par Joëlle Allouche-Benayoun

Joëlle Allouche-Benayoun, « Michel Abitbol, Les Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 148 | octobre-décembre 2009, document 148-1, mis en ligne le 13 janvier 2010,. URL : http://journals.openedition.org/assr/21080 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.21080

L’Afrique du Nord française comptait près de quatre cent mille juifs à la veille de la guerre. Essentiellement citadins, disséminés dans plus de quatre cents agglomérations, ils formaient moins de 3% de la population. Plus d’un tiers vivaient dans des villes à dominante européenne: Alger, Oran, Bône, Sidi bel Abbès en Algérie, Casablanca, Rabat, Tétouan au Maroc, Tunis et Sousse en Tunisie. Un grand nombre vivait depuis des temps immémoriaux dans les villes de l’intérieur, plus traditionnelles, à forte densité musulmane: Constantine, Tlemcen en Algérie, Meknès, Fès, Marrakech au Maroc, Sfax, Nabeul en Tunisie.

3La colonisation avait en même temps accentué la paupérisation d’une masse importante de la population juive (l’auteur rappelle qu’en 1936 un quart de la population juive de Casablanca était constituée de chômeurs et de mendiants), et l’émergence, surtout en Algérie, d’une classe de petits fonctionnaires (instituteurs, fonctionnaires de la Poste, des Impôts, de la Police) et de professions libérales, preuves vivantes de la mobilité sociale liée au savoir moderne et à la langue française.

4La marche enthousiaste vers l’Occident des juifs d’Afrique du Nord, et spécialement des juifs d’Algérie, de nationalité française par naturalisation collective, dès 1870, fut accompagnée dès le début de la conquête, par un antisémitisme virulent des Européens. En Algérie, les mouvements «antijuifs» réunirent conservateurs de droite, radicaux de gauche, anarchistes et francs maçons, et élirent, en 1898, Édouard Drumont, l’auteur de La France juive, député d’Alger. L’Affaire Dreyfus trouva là ses plus ardents anti-dreyfusards. Le mot d’ordre fédérateur de ces mouvements était l’abolition du décret Crémieux.

5Exactions et émeutes diverses ne cessèrent point, les Européens n’ayant de cesse, par ailleurs, d’entraîner, parfois avec succès, les masses musulmanes: ainsi, entre autres, des pogroms de Casablanca en 1917, de Constantine le 5août 1934, ou d’Oujda en 1948. Ce furent les journaux «antijuifs» (épithète mentionnée sur le journal), les plus lus dans la colonie, qui se firent les diffuseurs de la presse arabe du Moyen Orient sur les événements de Palestine «ainsi que des lettres de lecteurs musulmans – dont l’authenticité était plus que douteuse – invitant leurs coreligionnaires à suivre les traces de leurs frères palestiniens gémissant sous le joug sioniste». De même, plusieurs de ces journaux donnaient «une large place aux divers thèmes antijuifs que les services de propagande allemands et italiens diffusaient à l’intention des populations musulmanes du Maghreb» (pp.46-59).

6Malgré les demandes insistantes de leurs représentants, les juifs de Tunisie ne purent obtenir la naturalisation collective, et c’est au compte-gouttes que la France accorda individuellement la nationalité française à ceux d’entre eux qui avaient soit effectué un service militaire de trois ans dans l’armée française, soit travaillé trois ans dans un service public français, ou encore avaient «réalisé des actes exceptionnels en faveur de la France» (...) Cela concernait, en 1911, rappelle l’auteur, sept mille personnes sur les soixante-dix mille juifs de Tunisie.

7Quant au Maroc, «les Français refusèrent obstinément d’accorder leur nationalité aux Juifs du Maroc», malgré l’élan des nouvelles générations vers la France et sa culture.

8Alors que les juifs d’Europe étaient décimés par le génocide, qu’advint-il des juifs d’Afrique du Nord à la même époque, eux qui vécurent «aux marges de l’univers de la shoah»?

9Les juifs du Maghreb, exceptés les juifs de Tunisie qui subirent la présence allemande pendant six mois, vécurent jusqu’en 1942 sous les seules lois de Vichy. Sans que les Allemands en fissent la moindre demande, Pétain et son gouvernement déchurent les juifs d’Algérie de leur nationalité française dès octobre 1940, et les soumirent, ainsi que les juifs des deux autres pays, aux lois raciales promulguées en zone libre, à la plus grande satisfaction de la majorité de la population européenne et sans déplaisir de la population musulmane, «partagée entre le loyalisme de ses notables – attirés par l’aspect paternaliste et traditionaliste du nouveau régime – et l’activisme pro-allemand de ses milieux nationalistes» (pp.76 sq.).

10Avec quelques nuances, et plus de rigueur en Algérie que dans les deux protectorats, le statut des juifs d’octobre 1940, aggravé (...) par celui de juin 1941, s’appliqua comme en métropole: renvoi de la fonction publique, interdiction d’exercer toute une série de professions. Avec cependant une particularité par rapport à la zone libre: les enfants juifs furent renvoyés des écoles publiques, collèges et lycées et les étudiants de l’Université eurent interdiction de se présenter aux examens du second degré. En outre, la loi prescrivait le recensement obligatoire des juifs des trois pays, recensement qui allait être utilisé pour l’«aryanisation» de leurs biens.

11Amoureux d’une France idéale, produits de l’école républicaine, les juifs d’Algérie n’étaient plus citoyens français, ils étaient renvoyés à leur statut antérieur d’«indigènes», mais sans leurs structures communautaires, et privés de surcroît de leurs moyens de subsistance. Jacques Derrida, qui vécut ce renvoi, a écrit de très belles pages sur cette exclusion dans Monolinguisme de l’autre (Paris, Galilée, 1996).

12Les structures traditionnelles communautaires qui persistaient au Maroc et en Tunisie, purent venir en aide aux populations juives plus commodément qu’en Algérie, où les juifs, citoyens français depuis soixante-dix ans, dépendaient de l’administration française, et non des instances communautaires.

13On comprend dans ce contexte que les juifs maghrébins aient été hostiles au pouvoir maréchaliste, et plaçaient tout leurs espoirs dans «Londres». C’est dans ce cadre que se situent leur engagement dans la résistance en Algérie et l’Opération Torch, qui favorisa le débarquement allié à Alger le 8 novembre 1942.

14Sur les trois cent soixante-dix-sept résistants qui prirent part à la prise d’Alger, trois cent seize étaient juifs, rappelle l’auteur, et un de leurs chefs était José Aboulker, juif d’Alger. Tous avaient agi d’abord en tant que français, mais, en tant que juifs, ils durent attendre novembre 1943 – un an après le débarquement allié – la prise définitive du pouvoir par de Gaulle, et l’action inlassable des organisations américaines, pour que soit abolie la législation anti-juive de Vichy, et qu’ils soient enfin rétablis dans leur statut de citoyens de plein droit.

15Dans le même temps, les Allemands avaient débarqué eux en Tunisie qu’ils occupèrent pendant six mois. Mais, ici comme au Maroc, une partie des juifs dut son salut aux interventions de deux pays fascistes, l’Espagne de Franco et l’Italie de Mussolini, qui protégèrent leurs «ressortissants»: juifs séfarades du Maroc, juifs livournais de Tunisie. Les Allemands toutefois poussèrent en Tunisie à la création d’un Judenrat, chargé de fournir de la main-d’œuvre à leur armée. La mise en place de ce comité créa de profondes divisions chez les juifs tunisiens, entre les recruteurs (choisis parmi les notables), et les recrutés (ouvriers ou chômeurs pour la plupart). Elle créa surtout une vie infernale pour les cinq mille juifs de Tunis qui connurent le travail forcé et le régime des camps d’internement. Il en fut de même pour les juifs des autres villes, qui se retrouvèrent dans une trentaine de ces camps. Face aux nombreuses défections et évasions, les Allemands multiplièrent les amendes infligées à la communauté juive. Isolés, en butte à l’hostilité anti-juive des Européens, confrontés à «un fonds d’indifférence générale clairsemé de gestes amicaux ou d’initiatives hostiles (...) de la population tunisienne à l’égard des juifs de la Régence» (pp.184 sq.), tel fut le sort des juifs jusqu’à la libération de la Tunisie en mai 1942.

16Les juifs au Maghreb ont échappé au carnage, pas à l’antisémitisme. «En demandant régulièrement et parfois sur un siècle, la marginalisation et l’expulsion des Juifs, la révision des fortunes juives, le numerus clausus, l’exclusion de la haute administration et bien sûr le retrait du décret Crémieux, la propagande antijuive a devancé la politique de Vichy» rappelle G.Dermenjian (L’Algérie et la France, Laffont, 2009). La législation antijuive de Vichy s’appliqua dans toute son ampleur, avec l’assentiment et les encouragements de la majorité de la population européenne, l’indifférence complice des masses musulmanes.

17Mais à la Libération, c’est Français qu’ils se revendiquent, certains de leurs dirigeants refusant, par exemple, l’envoi de délégués au Congrès juif mondial au nom du «refus de la conception d’un peuple juif». Ceux qui participèrent aux travaux de cette instance tinrent, eux, à souligner publiquement «leur attachement et leur fidélité d’abord à la France». Dans les années soixante, rappelons-le, c’est en France que 90% des juifs d’Algérie et 60% des juifs de Tunisie s’installèrent.

Lire l’article Le sort des Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy

par Jean-Luc LANDIER d’après le livre sur le lien :

https://sifriatenou.com/2021/05/02/8977/

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