Algérie andalouse : Lili Boniche et El Gusto

par François Bensignor

Lili Boniche (1921 - 2008)
 
Lili bonicheNé dans une famille modeste, Élie, que l’on surnomme affectueusement Lili, était l’aîné de quatre enfants. Très jeune il est devenu le soutien de la famille. Son père était un artisan joaillier. Ayant perdu la vue, il ne pouvait plus exercer son métier.
C’est donc au jeune aîné de la famille que revint la charge d’entretenir ses parents, frères et sœurs. Originaire d’Akbou en Kabylie, le père d’Élie Boniche était aussi un bon joueur de mandole. Dès l’âge de 7 ans, Lili lui chipe son instrument pour aller s’exercer sur le toit de la maison. En petit prodige et pur autodidacte, il rejoue d’oreille toutes les chansons qu’il entend chanter dans les cafés ou à la TSF. Et sa voix enfantine s’élève au-dessus des toits de la Casbah d’Alger.
 
Alger les toits de la casbah

 

L’immeuble qu’habite la famille Boniche se trouve au bas de la Casbah, rue Randon, une rue animée, dans laquelle vivent principalement des familles juives. Elle relie la place Rabbin-Bloch, où se dresse la grande synagogue, à la place de la Lyre avec son grand marché couvert. Dans la Casbah, on vit dehors et le petit Élie est toujours attiré par les cafés maures d’où proviennent ces musiques qui le charment. Une voix le fascine tout particulièrement, celle de Messaoud Medioni (1893-1943), dit Saoud l’Oranais. C’est un grand maître de la musique arabo-andalouse, notamment du genre haouzi, développé à Tlemcen où s’est perpétuée depuis le XVIe siècle l’école de Cordoue, et dont la transmission s’est répandue de maître à disciple jusque dans la région d’Oran.

 

Saoud l oranais
Messaoud Medioni dit Saoud l'Oranais
 
En 1931, Lili profite d’un passage à Alger du chanteur oranais pour se présenter devant lui. Quand le jeune garçon donne de la voix, le maître Saoud, subjugué par le diamant brut qu’il vient de découvrir, décide de prendre en main sa formation en l’intégrant à son orchestre. Quelle meilleure école pourrait-il trouver ?
Juif, comme beaucoup de grands musiciens algériens, Saoud Medioni entend transmettre son savoir à de jeunes musiciens qui partagent la même confession. Reste à convaincre le père de Lili, qui refuse de voir son aîné s’embarquer dans une carrière de musicien…
Alors qu’il se montre intraitable, Élie s’effondre en pleurs et supplications, si bien qu’il parvient à fléchir la raideur de son père. Saoud sait également trouver les mots pour obtenir son assentiment, en annonçant qu’il prend en charge tous les frais du garçon, qui recevra en outre un salaire mensuel. À dix ans, Lili rejoint ainsi l’orchestre d’un des plus célèbres chanteurs de l’époque qui lui permet de contribuera l’entretien de sa famille. Au sein de la troupe, il rencontre une autre jeune disciple, de six ans son aînée, Sultana Daoud, que le maître a surnommée Reinette. Elle a perdu la vue à l’âge de 2 ans et se fera connaître sous le nom de Reinette l’Oranaise. Sur scène, Lili joue du mandole, puis du oud et s’initie surtout à la spécialité du maître : le répertoire complexe et étendu du chant oranais, hérité du haouzi. Durant trois ans, il va suivre son maître dans les galas qu’il donne à travers tout le Maghreb, sans retourner chez lui.
 
Reinette l oranaise

Les débuts à la radio

 

13 ans, c’est l’âge où les adolescents juifs songent à faire leur barmitsva, rite religieux marquant l’accession à l’état de personne à part entière dans la communauté. Élie demande au maître l’autorisation d’aller fêter ce moment de passage symbolique en famille à Alger. Non seulement il l’obtient, mais Saoud en personne animera la fête.

Afin de compléter ses connaissances dans le domaine de la musique arabo-andalouse, Lili va alors s’initier au sein des deux plus grandes associations musicales algéroises de l’époque, El Moutribia (fondée en 1911) et El Mossilia (fondée en 1932), dont il suivra l’enseignement durant deux ans. En 1936, Lili Boniche, sans complexe et prêt à tout, décide de tenter sa chance à Radio Alger. Il rassemble quatre de ses amis avec lesquels il a l’habitude de jouer et se présente crânement au portier de la radio, son luth sous le bras. L’homme n’a pas l’intention de faire entrer ce gamin, mais se laisse fléchir par sa force de conviction et prévient le directeur qu’un jeune chanteur est là, qui veut passer une audition. Monsieur Azrou, qui dirige alors Radio Alger, accepte d’accorder cinq minutes au garçon, qui appelle ses amis. Les voilà en studio. Passent les cinq minutes et Lili chante ; au bout de dix minutes, il commence à s’inquiéter de l’absence de réactions du directeur ; quinze minutes s’écoulent qui lui paraissent une éternité ; enfin, au bout de vingt minutes, il voit derrière la vitre monsieur Azrou lui faire signe d’arrêter. Celui-ci fait irruption dans le studio et s’adresse au chanteur : “Écoute, mon petit, la semaine prochaine tu as ton émission !” Dès lors, la voix de Lili Boniche sera diffusée en direct chaque semaine dans toute l’Algérie. À 15 ans, sa carrière est lancée.

 

Studio radio alger en 1936

Un studio de Radio Alger rue Berthezène en 1936

 

Ses premières prestations radiophoniques sont constituées de pièces tirées du répertoire arabo-andalou des grandes traditions oranaise et algéroise. Grâce à son émission, la réputation de Lili Boniche grandit en quelques mois. Il est bientôt sollicité de toutes parts pour animer des fêtes : mariages, baptêmes, barmitsva, etc. La radio nationale lui fait aussi bénéficier de son orchestre qui rassemble certains des meilleurs musiciens d’Algérie, comme le pianiste et chef d’orchestre Mustapha Skandrani, le violoniste Abdel Rahni ou Arlilo, joueur de derbouka réputé. À la fin des années trente, sa voix d’or est réclamée dans toute l’Algérie.

 

Lili boniche et son orcherstre

Lili Boniche et son Orchestre

 

Avec la guerre, les goûts du public vont évoluer. Les troupes américaines, débarquées le 8 novembre 1942, se regroupent en même temps que les forces françaises libres pour préparer l’assaut en Méditerranée. Saoud El Medioni fera partie des nombreuses victimes de la barbarie nazie. Alors qu’en 1937 il a ouvert un cabaret rue Bergère à Paris, il sera pris dans une rafle à Marseille, le 23 janvier 1943, déporté puis gazé au camp d’extermination de Sobibor. Une perte considérable pour tant de mélomanes et de disciples.

 

Sobibor

Camp d'extermination de Sobibor

 

Un savant mélangeur de genres

 

En temps de guerre, on demande aux artistes de regonfler le moral des troupes. La nature enjouée de Lili Boniche l’y porte tout naturellement. Ainsi se produit-il devant les combattants de la Résistance à la demande de leurs généraux, Moraglia, chef des FFI, Pierre Weiss, etc. Au théâtre aux armées, à l’Opéra d’Alger, il chante aussi devant les soldats américains, pour lesquels il créera une chanson sur le chewing-gum…

Danse le mamboOuvert aux nouvelles danses venues d’Amérique et des Caraïbes, Lili Boniche introduit les rythmes du tango, du paso-doble ou du mambo dans son style musical, agrémentés de paroles franco-arabes. Ces nouvelles créations intégreront son répertoire pour les fêtes. En effet, il a constaté que le public pique du nez sur les coups de minuit, après deux ou trois heures de musique classique arabo-andalouse. Avec ces chansons, qui tiennent le public éveillé jusque tard dans la nuit, le jeune chanteur donne le ton. Son nouveau style francarabe explose bientôt des deux côtés de la Méditerranée.

 

La guerre terminée, Lili Boniche est engagé au Soleil d’Algérie, un cabaret de la rue du Faubourg-Montmartre à Paris, où il se rend pour la première fois en 1946.

Cabaret le soleil d algerieParmi toutes les célébrités qui fréquentent l’établissement, François Mitterrand, alors député, s’entiche des chansons du crooner algérien. Celle qu’il adore par-dessus tout, c’est L’Oriental. La joie renaît dans ce Paris de l’après-guerre. Une phrase attrapée au vol ou un bon mot suffisent à nourrir l’inspiration du chanteur. À 26 ans, Lili Boniche est porté par le tourbillon de joie qu’il contribue lui-même à créer. Jeune et beau, il plaît aux femmes. Un soir, c’est le coup de foudre ! Elle se prénomme Marthe, elle est d’une élégance folle, elle porte le titre de comtesse et elle est l’épouse d’un richissime armateur. Un amour dévorant, exclusif, s’empare des deux amants. Mais il ne peut se satisfaire du métier du chanteur… Marthe va quitter son mari pour Élie, Élie devra quitter la chanson !

 

Dans les années cinquante, Lili Boniche met fin à sa première carrière musicale en France, mais continue de chanter à Alger, où il rachète quatre salles de cinéma en perte de vitesse. Il les relance grâce à son talent de programmateur et les gérera avec succès jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Mais il aura déjà quitté son pays natal avant le grand exode des Juifs et des pieds-noirs. Installé à Paris au début des années soixante, il acquiert d’abord un restaurant avec des amis, puis monte une société de repas pour entreprises et collectivités, Le Menu parisien, qui emploiera jusqu’à 180 personnes à l’apogée de son activité. Il pratique la musique en privé, souvent accompagné de ses anciens musiciens d’Alger avec lesquels il a gardé d’excellentes relations. Il est souvent sollicité pour chanter dans les fêtes de la communauté. Et c’est au sein de celle-ci qu’il rencontre l’âme sœur, quand son premier mariage commence à battre de l’aile. Avant le milieu des années soixante, Lili Boniche a divorcé et s’est remarié avec celle qui l’accompagnera jusqu’à la fin de ses jours.

 

Un retour sur scène tardif et inespéré

 

Affiche lili boniche olympiaSa deuxième carrière de chanteur, Lili Boniche l’entame en 1990. Il vit à cette époque une retraite tranquille et méritée, après avoir monté une entreprise de fournitures de bureau dans les années soixante-dix, puis avoir commercialisé les premières mini calculatrices de la société Commodore France. Certes, il continue à donner de petits concerts privés, mais l’opportunité qui lui est offerte d’un retour à la musique en professionnel lui apparaît comme un vrai cadeau. Son retour, il le doit à Francis Falceto. Mélomane, journaliste, homme de culture, celui-ci rêve d’entendre à nouveau sur scène la vedette du style francarabe dont il adore les disques. “Quand j’ai débarqué chez lui, je crois que c’était une grande surprise pour Lili. Ni lui, ni moi ne savions si ça allait prendre. Dès le début ça s’est bien passé dans le rapport au public (…). La greffe a pris tout de suite”, explique-t-il. Parmi ses accompagnateurs, Lili Boniche retrouve le pianiste Maurice El Medioni, neveu de Saoud l’Oranais et autre retraité bientôt célébré par les professionnels et les publics internationaux des musiques du monde. Avec le violoniste Maurice Selem, ils vont tourner dans toute l’Europe et s’envoler jusqu’au Japon. Afin que l’aventure prenne sa pleine dimension, un disque reste à faire. C’est Jean Touitou, pape de la mode, qui décidera de le produire en 1996. Il porte une profonde admiration au chanteur de 75 ans installé à Cannes, et confie la direction artistique de l’album à Bill Laswell, bassiste et producteur américain réputé pour la finesse de ses goûts en matière de world music. Grâce à ces deux admirateurs, la musique de Lili Boniche pénètre les milieux les plus branchés de la toute fin du XXe siècle. Adulé des publics qui l’acclament au Barbican de Londres comme à l’Olympia de Paris ou à travers l’Europe (Allemagne, Belgique, Suède, Suisse, Italie, Espagne, etc.), le chanteur savoure ce succès formidable avec gentillesse, humour et humilité, au-delà de ses 80 ans. À chacun de ses concerts, l’émotion était au rendez-vous. Quand Safinez Bousbia contacte la fille de Lili Boniche pour lui demander s’il souhaite participer à l’aventure El Gusto, le chanteur n’est plus en mesure de monter sur scène. Bien qu’il n’ait pas pu régaler les foules au sein du grand orchestre, certaines de ses plus belles chansons figurent à son répertoire. Ainsi, son œuvre lui survit.

 
 

Lili Boniche - L'Oriental

 

 

Lili Boniche Biographie en image

Commentaires (1)

Gino Garcia
  • 1. Gino Garcia | 03/12/2015
j'adore le shaabi désolé pour l'orthographe

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Date de dernière mise à jour : 22/04/2016