Ma grand-mere de Tlemcen

Ma Grand Mère de Tlemcen

Par Pierre-Yves Ayache

Ma grand mere de tlemcen 2

Elle s'appelait Djoar, prénom juif d' influence Turque, mais ses enfants français tout comme elle, l'appelaient Julie. C'était une femme imposante, d'une taille remarquable pour l'époque, et d'une carrure respectable. Elle avait mis au monde plusieurs enfants, je lui en ai connu neuf, mes oncles tantes et ma mère.Elle les a non seulement élevés, mais elle a pris sous son sein l'une de ses jeunes soeurs puis quelques nièces , enfin comme il était de coutume avant: les plus riches prenaient en charge les enfants frères soeurs ou enfants de ceux là, afin de soulager les parents impécunieux et pauvres. La pauvreté en Algérie était l'une des "vertus" les mieux partagées. On était pauvre mais on était digne, et puis d'abord on n'était pas pauvre car quelque part on savait que le Ciel allait faire descendre un jour quelqu'un qui apporterait la richesse à tous.
Ma mémé était de ces fortes femmes, mais je ne la voyais que de velours, sans doute à cause des jolies robes qu'elle portait les jours de fêtes et qui lui venaient ô richesse ô "matrimoine" suprême, de sa mère couturière de Ain -Temouchent , cette ville où l'on cousait des broderies d'or sur les beaux vêtements de la fête, ou pour les robes de mariage.
Elle savait manier l'aiguille aussi bien que la cuisine juive et en particulier celle de Pessah qu'elle goûtait à peine du fait de son diabète. Elle n'élevait jamais la voix, elle regardait les récalcitrants et cela suffisait à éteindre toute révolte. Son regard droit imposait le respect. Même les ouvriers de l'atelier voisin où mon Grand Père faisait fabriquer un mobilier dont il me reste encore quelques précieuses pièces ayant traversé le temps, se tenaient devant elle car elle en imposait même si elle ne jouait pas à la femme du patron.
A l'époque le patron était un homme comme les autres passé d'une certaine pauvreté à un peu mieux, c'est à dire ni trop pauvre ,ni pas assez riche.
Je me souviens de ces retrouvailles festives où toute la maison sentait bon la cuisine. C'était une odeur comme une musique unique, reconnaissable de n'importe où, et même si la mémoire olfactive ne revient que dans des conditions identiques, je dois dire que je me souviens de cette odeur, de ces odeurs mélangées en bouquets, mélodies olfactives, rythmes des épices , refrains des plats connus, couscous,dafinah, salade cuite, fritah, maguina.
Toute la rue s'enrobait de ces parfums de fête et l'on ne trainait pas dans les rues ces soirs là, pressés que l'on était de déguster ces chefs d'oeuvres de gastronomie populaire juive traditionnelle.
Ces jours là, Mémé avait un regard sur tout. Meriem, son aide ménagère qu'on appelait " la bonne" , qualificatif ajusté tant cette femme était un monument de bonté, ne pouvait souffler un instant car Mémé avait plus d'un plat sur le feu.
Je me souviens de l'odeur acre et chaude des pains ronds a la farine de son qu'elle faisait cuire sur sa cuisinière à charbon, et aussi du jus de raisin destiné aux bénédictions diverses de ces soirs.
Mémé tenait à sa couture, elle avait une sorte de passion certainement conséquence d'une nécessité absolue d'habiller ses frères et sœurs puis ses propres enfants, et qui à force de temps était devenue une passion destinée à ses petits enfants.
J'avais un regard d'enfant émerveillé par son art et sa patience. Je pressentais la dextérité, l'adresse, la précision, la patience.
C'était un temps béni.
Parfois après la mort de mon Grand Père, elle s'asseyait prés de la fenêtre de sa chambre et entonnait des chants à voix basse, en judéo-arabe et elle pleurait. Un jour ému je lui demandai doucement pourquoi elle chantait, elle essuya une larme et me répondit en souriant affectueusement qu'elle chantait ainsi les louanges de son époux chéri disparu qu'elle berçait du profond de son âme. Je n'ai pas oublié, et même sans avoir compris ou retenu les paroles, je me souviens encore des airs comme de l'odeur des festins de fête car ils font partie du noyau de ma mémoire.
Quand nous étions malades Mémé prenait une ceinture, la pliait en chantant des incantations, faisait trois ou quatre noeuds et nous demandait de les souffler, puis elle posait la ceinture- amulette ainsi sanctifiée sous l'oreiller.
Le lendemain nous étions guéris.
Mémé a disparu depuis cinquante ans,mais je la revois toujours comme une pièce de velours et je la rêve parfois lorsque mon coeur est lourd. Alors la joie m'enlace et son souvenir me réchauffe comme si elle était toujours là Mémé

.PYA

 

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Date de dernière mise à jour : 14/04/2019