Mes souvenirs d'Algerie

par Brigitte LASCAR- ZAJDMAN

Les tous premiers, je n'avais alors que quatre ou cinq ans sont ceux d'un magnifique jardin ombragé où ma mère nous amenait moi et ma soeur le jeudi après midi car pour elle qui était institutrice c'était le seul jour de la semaine qu'elle pouvait nous consacrer...
Ce jardin était pour moi un havre de paix de fraîcheur de joie et d'intimité avec ma mère qui pouvait enfin être tout à nous ; situé au coeur d'Oran ville moderne, active, à la mode, aux terrasses de café noires de monde, aux rues larges et ensoleillées, aux passantes élégantes,aux vitrines de luxe. Mes jeux autour des jets d'eau et sur les pelouses étaient si intenses que le retour à la maison me paraissait insurmontable tant je m'étais dépensée sans compter.

Nous nous sentions français à part entière, la métropole était notre pays et lorsque Le Tour de France passa à Oran, nous étions là pour l'applaudir tout naturellement car ce territoire était aussi la France pour nous; je criais sans savoir vraiment qui j'encourageais : "Vas y Bobet !!" ce qui faisait sourire mon entourage…
Nous vivions notre judaïsme en toute liberté, je me revois dans la grande Synagogue d'Oran, les soirs de Sim'hath Thorah où les danseurs débordaient dans la rue pour former des farandoles de joie en chantant à tue-tête.

Cette belle insouciance va peu à peu être entachée par des épisodes d'effroi imprévisibles qui reviennent à mon esprit comme des flashs et qui restaient incompréhensibles pour la petite fille de cinq ans que j'étais... Ainsi par un beau dimanche après midi de printemps nous étions mon père, ma mère, ma soeur et moi en train de nous promener nonchalamment dans une grande rue commerçante très fréquentée quand soudain des détonations assourdissantes éclatent, provoquant dans la foule un mouvement de panique indescriptible ; personne ne comprenait ce qui se passait et tout le monde cherchait à fuir et à se protéger... Dans la confusion et la bousculade ma mère a perdu une chaussure mais nous a ramenés elle et mon père le plus vite possible à la maison dans notre appartement situé au centre ville d'Oran...
Ces incidents ont été pour moi le début d'une grande inquiétude qui m'habitait jour et nuit, inquiétude pour notre vie quotidienne, pour notre famille, peur de ne plus revoir mes parents, d'être séparés car des rumeurs de départs forcés commençaient à circuler ; cette anxiété était difficile à vivre pour une petite fille de cinq ans, d'autant que les "événements" comme on les appelait pudiquement à l'époque ne faisaient que commencer et que les incidents et les frayeurs étaient quotidiens.
L'OAS, mouvement contre l'indépendance de l'Algérie, imposait à la population locale toutes sortes de mesures, sous peine de poser des bombes au plastic, plastiquer les voitures et les domiciles de ceux qui ne suivraient pas les consignes... Ainsi je me souviens d'avoir passé des soirées sur le balcon de notre appartement à taper sur des casseroles le slogan AL - GE - RIE - FRAN - ÇAISE.

Mon père fut comme tous les hommes blancs valides enrôlé de force dans une milice civile chargée d'aller intimider et corriger les populations arabes ; cette milice avait pour nom LA TERRITORIALE, il devait porter un uniforme et les actions se passaient la nuit.
Mon père n'avait aucune intention de participer à ces opérations contre les arabes avec qui nous vivions jusqu'alors en bonne intelligence et avec qui nous avions des relations totalement pacifiques. A l'époque juifs et arabes se côtoyaient, chacun vivant dans des quartiers séparés, se respectaient, connaissaient les fêtes religieuses mutuelles ; ainsi ma mère institutrice recevait de ses élèves musulmans des plateaux de gâteaux à l'occasion de la fête de l'Aïd, gâteaux qu'elle donnait à la personne qui travaillait chez nous... Aucune animosité ne régnait donc, bien au contraire dans nos relations avec les populations arabes... Mon père a donc fui l'Algérie laissant son commerce, sa famille pour échapper à cette milice et pour nous trouver un logement à Marseille où deux soeurs à lui étaient déjà parties...
La période suivante pendant laquelle nous nous sommes retrouvées seules n'a duré que quelques mois mais m'a paru longue, triste et difficile à vivre.

Mon père quittant l'Algérie sous un faux prétexte, car les départs devaient être autorisés et faisaient l'objet d'une planification par le gouvernement français en Algérie, nous nous retrouvons ma mère ma soeur et moi seules à Oran car la famille de mes parents était encore à Mascara, une petite ville située à 150 km mais difficile d'accès par des routes montagneuses et sinueuses...
Les voisins de notre immeuble étaient des gens charmants et toujours présents pour nous proposer de l'aide ou des services. Je me souviens qu'un soir ma mère avait dû s'absenter pour faire quelques courses dans le quartier nous laissant avec ma grand mère qui était venue de Mascara pour rester un peu avec nous et nous soutenir ; à peine était elle descendue que des coups de feu éclatent dans la rue nous plongeant dans un grand désespoir... Elle n'est revenue qu'après une bonne heure, cela m'a paru interminable, nous étions en pleurs et je priais pour la revoir...
Je revois ma soeur et ma mère l'air inquiet s'affairer autour d'une carte, une autorisation de départ avec une date implacable de départ vers la Métropole qui était lointaine ; ma mère était fonctionnaire d'Etat, son départ sans autorisation serait considéré comme un abandon de poste... Il fallait donc essayer de mettre une date plus proche pour quitter l'Algérie et pour cela raturer le mieux possible ce papier officiel... Je ne comprenais que confusément l'importance de ces ratures mais je voyais leurs visages graves près de la lampe et cela m'inquiétait encore plus sur notre avenir...

La situation devenait insupportable : les plasticages (bombes au plastic) se multiplient pour ceux qui soutenaient  l'indépendance de l'Algérie auxquels répondent des attentats de la part des sympathisants du FLN...
Ma mère décide de nous faire partir ma soeur et moi avant elle pour nous mettre à l'abri. Je revois un aéroport bondé, gardé par des soldats en armes dans la foule et la bousculade, je trébuche et tombe dans la poussière m'écorchant les genoux...
Je ne savais pas que nous partirions sans ma mère, je monte sur la passerelle et je la vois, étonnée, me faire des signes en contrebas ; elle nous avait confiées toutes les deux à un jeune couple qui partait en voyage de noces...
Je serrais contre moi ma poupée Bella que j'avais reçue en cadeau et que j'ai conservée très longtemps... J'ai été malade pendant tout le vol qui nous amenait vers Marseille-Marignane où mon père et mes grands-parents nous attendaient...

L'arrivée se fait dans un Mistral glacial, c'était au mois d'avril ; à cette période, à Oran le temps était doux, printanier, notre tenue vestimentaire : petites chaussettes blanches, blazers, était adaptée à la douceur d'Afrique du Nord...
Hébergées chez mes grands-parents, nous attendons ma mère qui ne parviendra à nous rejoindre que deux mois plus tard...

La vie à Marseille se met peu à peu en place mais l'accueil réservé aux rapatriés d'Algérie est mauvais ; nous nous sentons indésirables et pas à notre place. Avant toute chose, mes parents repèrent dans notre quartier une boucherie cachère et une synagogue indispensables à notre vie quotidienne. Retrouver un travail pour mon père, trouver un poste d'enseignante pour ma mère représentent des objectifs de tous les instants.

La recherche d'un appartement pour nous quatre est très difficile ; ayant enfin trouvé nous sommes dans l'attente de nos meubles qui doivent arriver d'Oran dans un cadre.
Nous avions entre autres à Oran un grand réfrigérateur tout neuf de la marque Frigidaire qui devait arriver dans le cadre. En attendant, ma mère et moi allions acheter des pains de glace vendus à la découpe, placés ensuite dans une glacière pour conserver nos produits frais.
Nos meubles tardaient à arriver, cela était décourageant et presque humiliant de nous retrouver dans un environnement que nous n'avions pas choisi, avec le sentiment d'avoir perdu nos conditions de vie d'un bon niveau, d'avoir perdu nos connaissances, nos amis, nos voisins, nos familiers…
Alors que j'étais réveillée à Oran tôt le matin par le bruit des machines perfectionnées qui nettoyaient les rues (nous habitions une belle rue piétonne du centre ville) à Marseille certains quartiers n'avaient encore pas le tout à l'égout… Le contraste était flagrant…
Retrouver la famille était le seul réconfort et savoir que pour nous tous cet exil était aussi douloureux nous encourageait à nous battre pour retrouver une vie décente et conserver une grande dignité.
C'est ce que mes parents m'ont toujours montré par leur comportement courageux, leur travail opiniâtre et leur combat pour nous assurer une vie meilleure en France métropolitaine.

Source : Brochure éditée par la Communauté israélite de Metz  à l'occasion du 50ème anniversaire de l'exode

 

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Date de dernière mise à jour : 22/11/2015