Nos "magnifiques du silence"

Nos « magnifiques du silence »

Par Monique Zerdoun

Beaucoup de temps a passé. Des mois, des années, des décennies. Six très exactement. À l’époque j’étais jeune, nous étions jeunes car cette histoire est commune à beaucoup, je continue donc avec le nous, nous avions survécu à la guerre, une guerre de huit années, une vraie guerre et non pas seulement et pudiquement parlant des Événements. Nous débarquions en groupes échevelés et déboussolés dans un pays magnifique, la France, la France métropolitaine que la majorité d’entre nous ne connaissait pas et n’y avait même jamais posé les pieds. Ça, tout le monde le sait… plus ou moins. Ce fut difficile… parfois très difficile… Ça aussi tout le monde le sait… plus ou moins.

Ce que l’on ne sait pas en revanche, ce que beaucoup ignorent et continuent d’ignorer car les personnes à qui ces mots sont adressés ont eu l’extrême pudeur, l’extrême dignité de ne jamais en parler, de ne jamais y faire allusion, ce fut l’immense élan de solidarité, de générosité sans limite, de partage sans bornes que ces personnes, parents, frères, sœurs, cousins au deuxième ou quatrième degré ou amis de ces rapatriés perdus, arrivés avant l’exode massif et plus ou moins bien installés sur cette terre de France ont déployé. On n’a pas idée de ce qu’ils ont été amenés à faire, à inventer, à imaginer, à réaliser pour accueillir, aider, prendre en charge, soulager pour un jour, un mois, un an ou plusieurs années ceux qui arrivaient. Non, on n’a pas idée. Et tout cela, comme une évidence absolue, dans le silence, dans la dignité, dans le respect de la susceptibilité de ceux qu’ils hébergeaient. Et tout cela, dans l’indifférence ambiante totale, dans l’indifférence de nos compatriotes de France qui de bonne foi peut-être ne se sont aperçus de rien. Trois enfants, leurs parents et une grand-mère à héberger, pas de problème, les murs sont écartés, les portes gênantes retirées, les matelas et les couverts se multiplient et surgissent de nulle part, les couvertures sont tissées à la pelle la nuit par des fées bienveillantes, la nourriture – gratuite la nourriture bien sûr – se multiplie par opération du Saint Esprit, tout cela sans aucun problème. Dans cette famille, ils sont sept, pas de problème non plus, les aînés sont expédiés chez la tante Julie à Levallois, les autres chez le cousin Joseph à Champigny… Pas trop facile ces séparations forcées en des temps tellement perturbés… mais c’est juste en attendant. En attendant que cela s’arrange. En attendant que cela s’éclaircisse. Un « en attendant » qui parfois pouvait durer longtemps. Sans le savoir, dans la foulée ils inventèrent le jeu des « chaises musicales » : dès qu’un groupe trouvait logement ou boulot il était aussitôt remplacé par un autre, qui lui-même ailleurs, avait laissé la place à un autre et ainsi de suite… en attendant. Dans l’indifférence générale de l’entourage non concerné. Alors, j’étais jeune, nous étions jeunes. Nous trouvons peut-être à certains moments cela formidable. Tout ce désordre de vie, toute cette agitation, tous ces bricolages de survie, tout ce partage, toutes ces générations mêlées de 80 ans à 6 mois, les grands-parents, les parents, les enfants, les cousins…

Maintenant je me pose la question : si cela m’était tombé dessus dans le petit appartement que j’occupe comment j’aurais fait ? Comment ? Eux aussi, ceux qui accueillaient, se sont sûrement posé la question, mais ils avaient trouvé la réponse et étaient passé à l’action avant même que la question fût posée. Et ils ont fait. Ils ont retroussé leurs manches et accompli ce qu’il fallait, tout ce qu’ils pouvaient et même au-delà. Dans l’urgence, avec panache ils ont assumé.

Aujourd’hui, ils nous ont pour la plupart quittés, ils ne sont plus là. Tous autant que nous sommes, ceux qui ont bénéficié de leur soutien et les autres, je crois que nous devons une reconnaissance infinie à ces « magnifiques du silence », ces partageurs de cœur, d’amour, ces bienfaiteurs anonymes et superbes dont personne ne parle jamais car eux-mêmes, surtout eux, n’auraient pas trouvé décent que l’on en parle. Je portais cela en moi depuis longtemps. Il fallait qu’un jour je puisse le leur dire. Pardon pour le retard.

Monique Zerdoun

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