Témoignage de Jean Mazel

Témoignage de Jean MAZEL : Groupe d’André Cohen qui a investi la place de l Amirauté

Les faits débutent en novembre 1942 à Alger. Depuis la rentrée scolaire d'octobre, mes études secondaires se poursuivaient, sans trop d'ardeur, au petit lycée de Mustapha. J'étais beaucoup plus attiré à seize ans et demi par les filles de mon âge et les performances sportives que par les versions latines ou les questions de cours de mathématiques. Les événements extérieurs et la guerre qui bouleversaient le monde ne me laissaient pas indifférent et je faisais partie d'un petit groupe de jeunes gaullistes totalement hostiles à l'esprit de défaite qui sévissait alors. Mon père était certainement un des rares Français d'Algérie qui avait entendu à la radio l'appel du général de Gaulle du 18 juin 1940 et son patriotisme, son esprit de résistance m'avaient terriblement influencé. Jusqu'en octobre 1942, la seule action efficace de notre petit groupe avait consisté à coller des affiches et papillons sur les murs et à tracer des croix de Lorraine.

Nous avions, au cours de l'été, crevé les pneus et mis du sucre dans le réservoir d'essence de la magnifique Fiat d'un des membres de la commission italienne d'armistice, le comte Ciano, qui avait pris l'habitude de venir se baigner, en galante compagnie, dans un établissement de plage de Sidi-Ferruch. En vérité, c'était beaucoup plus par jalousie de sa magnifique prestance dans son uniforme chamaré d'aviateur et de ses nombreuses conquêtes féminines, que nous avions choisi notre victime. Nous ne pouvions supporter, jeunes coqs gaulois, qu'un étranger vienne chasser sur nos terres. Il n'y avait, à ce moment là, il faut le reconnaître que fort peu de gaullistes à Alger.

Notre unique ambition était de rejoindre le plus tôt possible la France combattante. Nous nous réunissions, le plus souvent possible, autour de Mario Faivre qui habitait Hydra comme moi, pour comploter et refaire le monde. Je recevais également consignes et directives de Pierre Padovani, jeune fonctionnaire du gouvernement général de qui je dépendais directement dans notre réseau confidentiel.

Sous le sceau du secret le plus absolu, nous avions entendu parler du fameux rendez-vous de Cherchell au cours duquel des généraux américains débarqués d'un sous-marin et les chefs de la résistance algéroise avaient mis au point les détails d'un prochain débarquement américain en Afrique du Nord et nous savions que 7 à 8 volontaires devaient se préparer à une action mystérieuse contre les Allemands, sans autre précision. Des circonstances, dont je ne me souviens pas, avaient fait de moi le responsable d'un groupe de jeunes que je devais convoquer pour le jour J.

Dans la matinée du 7 novembre, un samedi, Pierre Padovani me fit savoir que le grand moment était arrivé et que je devais me trouver impérativement avec mon équipe au cinéma Majestic à Bab-el-Oued (de l'autre côté de la ville) à neuf heures du soir. Je passais ma journée à convoquer mes amis Jean Snyers, les deux frères Hartwig, Jean et Roland Faugère, pour nous retrouver à l'heure précise au rendez-vous devant le cinéma où, circonstance curieuse, le film du jour était « Premier rendez-vous » avec Danielle Darrieux.

Nous étions là, devant la porte, trente à quarante personnes de tous âges parmi lesquelles je reconnus de nombreux amis et connaissances. On me fit savoir qu'il fallait nous retrouver à la sortie du film dans un grand garage situé derrière le cinéma. A minuit nous étions tous réunis dans le garage, rideau baissé. Celui qui avait revêtu son uniforme de lieutenant, André Cohen, expliqua qu'il était notre chef et que notre mission consistait à occuper les bureaux de la place et le central téléphonique de l'Amirauté. D'autres groupes, répartis dans tout Alger, devaient neutraliser la grande poste, la préfecture, la radio, les commissariats et le palais d'été et ce afin de tenter d'empêcher toute résistance au débarquement des troupes alliées. On nous distribua d'énormes fusils, des lebels 1916, couverts de graisse et on nous demanda d'accrocher à notre manche un brassard blanc sur lequel était peint V.P. (volontaire de la place), brassards qui allaient nous ouvrir les portes de la ville;

Nous sommes partis en rang par trois, curieuse troupe disparate, accomplir cette fameuse mission. Dans la nuit tiède et humide nos chaussures martelaient inégalement le pavé gras des rues mais nous ne rencontrâmes personne. Arrivés aux grilles d'accès de l'Amirauté, les deux sentinelles qui se trouvaient en faction nous laissèrent passer sur présentation d'un ordre de mission qui semblait en règle. Après avoir réuni, manu militari, les plantons et autres personnels de service, dans une pièce sous bonne garde, nous prîmes possession des lieux en occupant locaux et bureaux et surtout le central téléphonique de la Marine nationale. Tout était calme. Vers deux heures du matin le silence fût soudainement troublé par des sirènes qui se mirent à hurler dans toute la ville et par le bruit d'une violente canonnade dont le départ semblait provenir de tout près.

Le débarquement tant attendu était commencé. Quatre officiers de la commission d'armistice italienne et un général français très en colère, venus aux nouvelles, furent regroupés dans la pièce affectée aux « prisonniers ». Aux premières lueurs de l'aube, un guetteur placé sur le toit nous signala, à notre grande joie et soulagement que quatre bateaux à fond plat et un bateau de guerre se trouvaient au large et se dirigeaient vers le port. L'échec du débarquement de Dieppe était dans toutes les mémoires et en dehors de quelques explosions, tirs de mitrailleuses intermittents, nous n'avions aucune nouvelle de l'extérieur. Le jour s'était complètement levé lorsque l'affaire prit une mauvaise tournure. Des marins et des soldats sénégalais, sortis de l'Amirauté en grand nombre, nous firent brutalement prisonniers, baïonnette au canon. Bousculés, fouillés, battus, nous fûmes conduits mains sur la tête, pointes de baïonnettes dans les fesses, à travers le dédale de souterrains des vieux bâtiments du fort et enfermés tous ensemble dans un sombre cachot de quelques mètres de large — bien au-dessous du niveau de la mer. Il s'agissait d'une ancienne prison d'esclaves construite dans l'îlot du Peñon. Complètement isolés, nous étions abasourdis par ce brutal revirement de situation. Les sentinelles qui se succédaient devant la cellule nous avisaient que nous allions être fusillés comme francs-tireurs. Sombre dimanche sans nourriture, sans eau et sans nouvelles. Un vague petit soupirail dans le plafond très haut donnait une faible lumière.

La nuit arriva, terrible, froide, humide. Les murs du cachot suintaient. Il suffisait de les toucher à peine du doigt pour que de la paroi spongieuse, s'écoule un filet d'eau nauséabond. Le sol était détrempé et, compte tenu de la faible dimension de la pièce, nous ne pouvions que rester debout où, à la rigueur, accroupis.

Le lundi matin, 9 novembre, nous fûmes conduits un par un dans une pièce voisine pour être interrogés d'une façon brutale par des personnages en civil, sans doute des officiers du 2ème bureau. Pendant mon interrogatoire je dus m'asseoir sur un banc sur lequel étaient allongés deux cadavres de soldats américains tués la veille, le visage tout barbouillé de noir de camouflage. Qui est votre chef ? De qui dépendez-vous ? Nous avions tous convenu d'une même réponse soutenant avoir été requis à la sortie du cinéma.

Le moral s'était amélioré après la distribution d'un morceau de pain avec de l'eau, car nous n'avions rien mangé depuis 48 heures. J'avais été surpris de constater la faculté étonnante de certains hommes à réagir par un esprit gouailleur devant l'adversité.

Le soir venu, nous fûmes appelés à sortir dix par dix, puis prévenus que nous allions être fusillés. Je décidais, pour en finir vite, d'être dans les dix premiers.

Heureusement ce n'était qu'un simulacre. Après avoir pu respirer de l'air pur — mais sous les voûtes ce qui nous empêchait de voir l'extérieur — nous fûmes reconduits à nouveau très brutalement dans notre ignoble cachot ou l'atmosphère devenait insoutenable.

Une deuxième nuit s'écoula, tantôt debout, tantôt assis sur le sol recouvert de boue visqueuse. Un terrible doute nous envahissait. Nous ne comprenions plus rien dans notre trou, apparemment oubliés du monde. Nous n'entendions rien, nous ne savions rien, ni sur les suites du débarquement, sur le sort qui nous était réservé. Le seul événement notable le lendemain matin fut la distribution de deux grands bacs de confiture, du pain et de l'eau. L'état sanitaire du cachot était devenu insupportable. Trente cinq personnes enfermées sans hygiène dans vingt mètres carrés.

Dans la soirée, changement de local et d'attitudes. On nous fait remonter des entrailles de l'Amirauté pour nous placer dans un ancien réfectoire désaffecté. Un repas militaire nous fût servi avec distribution de papier à lettres, crayons et cigarettes. Un officier très galonné vint nous prévenir que nous allions être fusillés comme francs-tireurs, mais que nous avions la possibilité d'écrire une dernière lettre à nos familles, puis plus rien. Enfin, le mercredi matin, après avoir dormi dans le réfectoire, nous eûmes droit à un appel très minutieux avant d'être rendus à la liberté. Je contemplais le ciel avec délice et en remontant les rampes de l'Amirauté, nous vîmes avec joie et étonnement le port rempli de bateaux alliés, de drapeaux alliés et de soldats américains et britanniques qui s'agitaient de tous côtés.

La suite nous apprit que nous avions servi d'otages pendant les pourparlers entre Darlan et les généraux américains. Après un ultimatum impératif adressé à la Marine française par les forces alliées notre libération avait été obtenue. Nous étions devenus, sans le savoir, les premiers F.F.I. d'Algérie.

L'Algérie était libérée,nous reprenions le combat contre les Allemands auprès des Alliés.

Jean MAZEL

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